Glitchs argentiques, archives brodées, souvenirs découpés, déconstruits et recomposés… Pour réaliser Words from Dad, Laura Chen s’est plongée dans les albums photos familiaux, ceux qui prennent la poussière, oubliés dans les tiroirs de nos maisons. En s’en emparant, elle (re)découvre l’histoire de son grand-père chinois parti se réfugier aux Pays-Bas, et s’interroge sur le caractère fugace de la mémoire, alliée allusive et précieuse des récits de nos vies. Entretien avec une poète visuelle à l’héritage passionnant.
Fisheye : D’où te vient ta créativité ?
Laura Chen : Attirée par les zones d’ombre et bizarreries du mondain, j’explore, à l’aide d’une pratique multidisciplinaire, les « formes de l’autre » – qu’il s’agisse d’objets, de lieux, ou de personnes en marges. Mes images se lisent comme des observations de traces visibles, de rituels ordinaires qui n’attirent pas l’attention. Les notions d’impermanence, d’oubli, de fiction, d’illusion, de mise en scène, de mémoire, de nostalgie, de linguistique, d’identité, de psychologie, de généalogie, de mythologie tout comme les mouvements d’avant-garde m’intéressent particulièrement.
Comment en es-tu venue à la photographie ?
Ma relation avec la photographie a débuté assez tard. Vers 15 ans, mon père m’a offert son vieux boîtier numérique, que j’ai commencé à apporter partout. Lorsque je suis partie à l’étranger pour étudier, j’ai acheté un reflex pour documenter ma vie loin de chez moi. Avec le recul, je pense que le médium m’a aidé à surmonter le mal du pays. C’était un compagnon qui m’accompagnait et m’aidait à commémorer ce que je voyais et vivais.
Après m’être familiarisée avec mon appareil, j’ai commencé à expérimenter avec l’argentique. Ça m’a ouvert les portes d’un nouveau monde ! Dans la chambre noire du campus, je suis tombée amoureuse de la dimension tangible de la photo. Je trouve, encore aujourd’hui, magique de voir l’image apparaître en ne partant de rien. Ces derniers temps, je travaille à l’argentique comme au numérique. L’analogique m’aide à ralentir, à réfléchir plus, son processus est tactile, intime, il m’a rendue plus passionnée encore par le médium en tant que discipline artistique, et plus consciente du travail qui se cache derrière la production d’une image.
Comment définirais-tu ton approche du médium ?
Elle est complètement intuitive ! Je prends en photo tout ce qui attire mon regard, et j’essaie ensuite de tout organiser. Une fois que j’ai amassé un certain nombre d’images, je commence à les parcourir et à les ordonner, c’est ainsi que des schémas naissent dans mon inconscient. Je connecte les points, trouve les corrélations, les juxtapositions ou les simples coïncidences qui me permettent d’articuler mes idées.
Il m’arrive aussi de croiser les médiums : le texte, la vidéo, le son, le collage ou encore le montage. La recherche, l’implémentation et l’intervention se croisent, chez moi. La photographie est le catalyseur de mon imagination. Mon discours visuel est expérimental et ludique. À travers le viseur, je dissèque et scrute le monde, cadre par cadre, fragment par fragment. Je donne du sens aux petits détails en leur découvrant d’autres significations et narrations.
Peux-tu revenir sur la naissance de Words from Dad ?
L’idée a germé pendant mes études à l’université il y a quelques années. Nous devions choisir parmi cinq thèmes, et j’ai choisi : « Personnes et identités ». Je n’avais encore jamais réalisé de projet personnel, et j’y ai vu une opportunité de travailler sur ma propre histoire. J’ai toujours voulu en apprendre davantage sur mes origines chinoises et naturellement, je me suis tournée vers les albums photo de ma famille. Comme mes parents viennent de familles peu nombreuses, ces photos et les histoires qu’elles abritent sont les seules choses auxquelles on peut s’accrocher, elles sont donc précieuses.
Ce sont elles qui ont forgé ton projet ?
Oui. Les images des albums de mon père étaient très abimées. Depuis le décès de ses grands-parents, les autres membres de la famille n’en avaient pas pris soin, et on observait des tâches, des décolorations, des déchirures… J’ai donc voulu les numériser pour m’assurer de leur conservation. Un jour, en regardant les scans sur mon ordinateur, j’ai eu envie d’en faire quelque chose. D’abord par simple curiosité, puis dans le cadre d’une démarche photographique. C’était un défi créatif : transformer ces photos prises par quelqu’un d’autre et, en les reconvertissant, les faire miennes. J’ai donc utilisé différentes techniques de montage, pour construire des métaphores visuelles qui racontent l’histoire de ma famille.
Que représente l’image d’archive pour toi ?
Je suis fascinée par l’intérêt constant que l’on porte aux photographies anciennes et usées. Elles m’attirent et me donnent envie d’explorer leur pertinence d’un point de vue contemporain. En travaillant avec elles, je m’émerveille de l’histoire qu’elles encapsulent, des souvenirs et associations qu’elles véhiculent : des signes d’amour, d’abus, de négligemment… Dans notre société saturée d’images, elles sont intéressantes à explorer en termes de narration. Et dans ce projet, elles me permettent de retrouver mes racines grâce à la vie de mon grand-père, raconté par mon père, en quête de ma propre identité.
Quelle est son histoire ?
Née aux Pays-Bas, je suis néerlandaise et un quart chinoise. Durant la révolution de Mao, la famille entière de mon grand-père a été tuée par les communistes. Seuls lui et son cousin, Bun Chen, ont survécu. Il n’avait que 23 ans et était encore étudiant lorsqu’il a fui la Chine pour s’établir en Europe. Aux Pays-Bas, il a rencontré ma grand-mère et a ouvert le premier restaurant chinois de La Haye. Ce dernier ainsi que sa famille sont devenu·es les piliers de sa vie.
Si je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler – il est décédé avant ma naissance – j’ai toujours été passionnée par les histoires que mon père me racontait, d’où le titre de la série, Words from dad. Celui-ci vient d’un poème écrit par mon grand-père dans une lettre adressée à son fils, qui commence par « Voici des mots venant de ton père ».
Tes réalisations sont très graphiques, déconstruites. Pourquoi avoir opté pour cette esthétique ?
L’utilisation des techniques de montage photo, comme le tissage, sont des métaphores illustrant la fragmentation de la mémoire familiale, l’expérience de mon grand-père forcé à s’adapter à un mode de vie occidental, et l’éducation multiculturelle qu’il a inculquée à mon père. C’est comme si je tissais et collais les différentes expériences et traditions pour créer une fusion entre mes identités chinoises et néerlandaises. À chaque pli, l’image devient plus abstraite – comme les récits qui se détachent toujours plus de l’acte original tandis qu’ils passent d’une génération à une autre.
Certaines images contiennent aussi des visages inconnus qui m’interrogent, et certains tirages, des courts messages et des noms écrits en plusieurs langues. Ce sont des mystères que j’essaie d’élucider, mais qui ne clarifient ou n’expliquent pas grand-chose. Au contraire, ils me rendent encore plus confuse ! Je manipule donc aussi mes photos pour convoquer ce sentiment d’étrangeté et d’ambiguïté. Je floute et j’obscurcis les sujets, je les découpe et j’ajoute de la pâte d’encre rouge de Chine pour les superposer et créer ainsi une sorte de double exposition venant expliciter cette notion de « mémoire fragmentaire ».
Quelle est la symbolique du fil rouge qui revient dans tes créations ?
Il évoque la croyance chinoise ancienne de l’invisible « corde rouge du destin », symbole d’une histoire universelle d’amour. Selon la légende, deux personnes connectées par ce fil rouge sont destinées à se rencontrer, peu importe le temps, le lieu ou les circonstances. Ce lien magique, qui est censé être noué aux chevilles, peu s’étirer ou s’emmêler sans jamais se briser. C’est un mythe similaire à celui des âmes sœurs et il représente parfaitement la relation de mes grands-parents. Tout semblait être écrit : deux étranger·es, de cultures différentes, incapables de communiquer puisqu’iels ne parlent pas la même langue, qui se connectent. Je suppose que l’amour permet de se comprendre de manière plus profonde encore. En utilisant ces fils rouges, je connecte donc mes photos et rends visible l’invisible.
C’est finalement un récit universel que tu contes, à travers l’histoire de ta famille…
Je suppose qu’en effet, ma série ouvre un dialogue autour de plusieurs thématiques : la mémoire, les ancêtres, la lignée, l’héritage… Beaucoup de personnes ont fui la Chine en même temps que mon grand-père, et leurs descendant·es peuvent donc se sentir concerné·es par mon histoire. Dans notre monde actuel, au sein de notre société multiculturelle, ce genre de récit peut prendre une autre ampleur, puisque les gens sont tous·tes connecté·es, pas seulement géographiquement, mais aussi par la technologie. J’aime à me dire qu’iels sont lié·es par la spiritualité également… Grâce à ces fameux fils rouges invisibles…
As-tu découvert des détails marquants au cœur de tes archives familiales ?
J’ai découvert deux photos presque identiques de mon père et mon grand-père ! Elles sont très similaires : tous deux ont la même position, le même langage corporel, les mêmes expressions faciales… Ils portent même le même long manteau, la même coupe de cheveux : les cheveux noirs tirés en arrière et la raie du même côté. J’étais stupéfaite par cette découverte. Le portrait de mon père a toujours été affiché à la maison, dans un petit cadre, mais j’ignorais tout de l’existence de la seconde. Il est fascinant de constater que certains traits physiques ou de caractère restent dans la famille. Et en les découvrant, j’ai commencé à me voir de plus en plus en eux, aussi. C’est difficile à expliquer, mais plus je vieillis, plus nos personnalités se ressemblent.
Words from dad t’a donc aidé à mieux te connaître…
C’était mon intention initiale. Je voulais au départ en apprendre davantage sur celles et ceux qui m’ont mis au monde. Mais ironiquement, plus j’en apprenais sur ma famille et mes origines, moins je comprenais de choses. La vérité semblait s’éloigner et les réponses apporter davantage de questions et de confusion. Mais ce mystère est aussi frustrant que beau et captivant. Il me fait rire – un trait hérité de mon père et mon grand-père : deux hommes discrets, qui parlent peu et ne s’ouvrent pas facilement, gardant toujours des choses pour eux et laissant une place certaine à l’interprétation… Mais aussi aux problèmes de communication.
© Laura Chen