Sur Tinder, l’artiste chinoise Yushi Li, installée à Londres, sélectionne des amants qu’elle soumet à son regard féminin. Elle questionne ainsi les stéréotypes liés à l’érotisme.
Du bout de ses doigts, le modèle tient une fraise sur sa cuisse blême. Le fruit est assorti au torchon, à la théière et à l’embout plastique qui coiffe la bouteille de liquide vaisselle. De son bras gauche, il dissimule la majeure partie d’une verge aussi endormie que ses yeux vitreux, fenêtres sur un esprit qui n’a pas l’air d’être là. « C’est mon image préférée de cette série, révèle Yushi Li. Ce garçon ne semble pas très à l’aise. On dirait presque qu’il ne s’attendait pas à être photographié. »
Hommes jetables
Capturée de l’hiver 2017 à l’automne 2018 dans une succession de cuisines londoniennes, la série à laquelle la photographe se réfère s’intitule My Tinder Boys. Aux racines de ce projet ? Des clichés érotiques que l’on retrouve en ligne, dans des magazines ou des livres d’histoire de l’art, montrant des femmes nues posant avec de la nourriture. « C’est courant de dire qu’une femme est délicieuse, commente l’artiste. Ainsi, on transforme le corps féminin en un objet de consommation. Ces clichés érotisent et fétichisent les corps féminins. » Avec ses propres photos, Yushi Li inverse le processus. Elle décrit les hommes dépeints dans son travail comme « des objets remplaçables, jetables. » Sur les images érotiques qui l’ont inspirée, les femmes sont chargées de séduire. Leurs peaux sont lisses, luisantes, souvent bronzées, représentant une idée préfabriquée de la perfection. De tout ça, Yushi Li n’en voulait pas. « Je ne souhaitais pas que mes images répondent à un stéréotype qui promeut un idéal, que ce soit féminin ou masculin, appuie-t-elle. Je voulais que ces hommes paraissent plus ambigus, pas évidemment érotiques. Ils le sont d’une certaine manière, mais on perçoit aussi leur vulnérabilité. » Glanés via la fameuse application de rencontre, les garçons des photos s’apparentent à des mannequins dans l’arrière-boutique d’un magasin.
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De leurs peaux ternes, la couleur paraît avoir été retirée à la seringue. Ils gisent dans leurs cuisines comme des éponges au bord d’un évier. « Je voulais des images qui reflètent une forme de banalité, précise l’artiste. Ce sont des hommes ordinaires. J’en ai photographié bien plus, avant de n’en retenir que huit, notamment en fonction de leurs cuisines, jamais très belles. Je ne voulais pas de cuisines chics, modernes ou trop propres. Ça ne fonctionnait pas. » Le résultat est une série de natures – presque – mortes, sur lesquelles ces hommes, uniquement vêtus de lumière naturelle, n’ont pas l’air plus en vie qu’un plat de nouilles ou qu’une tranche de gâteau. « Ils font des choses plutôt simples mais, en même temps, ils sont nus, ajoute la photographe. Je voulais donner l’impression que quelque chose d’étrange se tramait dans des cadres ordinaires. Si j’avais utilisé d’autres lumières, ça aurait semblé plus surréaliste. Mais on aurait perdu cette banalité. »
Renvoyer le regard
Née dans le Hunan, une province chinoise, mais installée à Londres depuis 2016, Yushi Li exprime, à travers certaines œuvres, sa condition de femme asiatique en Occident. Sur son chemin, elle a croisé plusieurs hommes qui aimaient affirmer « avoir une préférence » pour les femmes issues de son continent d’origine.
Généralement, cette inclinaison s’accompagne souvent de « stéréotypes et [d’exotisme à l’égard] des femmes asiatiques, commente la photographe. Ils pensent que nous sommes toutes douces et soumises. » Dans la foulée de My Tinder Boys, l’artiste confectionne une série du nom de Paintings, Dreams and Love. Délaissant les cuisines bas de gamme, son appareil voyage sur la scène d’un nightclub, dans une salle du Royal College of Art de Londres, sur une pelouse synthétique bordant une piscine à Chelsea. En parallèle, Yushi Li se déplace, et apparaît parfois devant l’objectif. « M’insérer dans ces photos permet de refléter ce que je ressens en tant que femme asiatique travaillant dans le monde occidental, explique-t-elle. J’ai démarré ce projet pendant ma thèse, qui traitait de l’évolution du male gaze à l’ère d’Internet. Je me suis dit que regarder vers les tableaux du passé permettrait d’étudier la mise en scène de l’érotisme à travers le temps et m’aiderait à dresser mes propres portraits du désir. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #73.