« Devrais-je faire plus d’effort pour que cela ne m’affecte pas ? Après tout, rien de tout cela n’est réel »

30 septembre 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Devrais-je faire plus d’effort pour que cela ne m’affecte pas ? Après tout, rien de tout cela n’est réel »

Fascinée par les fictions entrelacées à notre réalité, Debi Cornwall a visité dix bases militaires américaines, pour documenter les « jeux de guerre » – des simulations hyper réalistes destinées à entraîner les soldats avant leur déploiement. Avec Necessary Fictions, un ouvrage mêlant images, témoignages et poèmes, la photographe capture un univers surréaliste et coloré, et interroge le rôle de l’État dans la création de ces simulacres.

Fisheye : Qui es-tu, Debi Cornwall ?

Debi Cornwall : Je suis une artiste et réalisatrice qui se spécialise dans le documentaire conceptuel. J’examine les différentes réalités créées par l’État. Ma propre perspective et mon processus créatif sont influencés par une carrière de 12 ans en tant qu’avocate spécialiste du droit civil.

Comment ton rapport à la photographie a-t-il évolué ?

Mon père, amateur de photographie, m’a offert mon premier boîtier lorsque j’étais plus jeune, et j’ai commencé à développer et imprimer mes propres images en noir et blanc, dans la chambre noire de mon lycée. Plus tard, durant mes études supérieures, j’ai pris un cours de photographie documentaire, et j’ai travaillé en tant que free-lance pour un newswire (un service transmettant les actualités via des satellites, internet, etc., NDLR).

Utiliser un appareil revenait pour moi à observer le monde de plus près. Lorsque je me suis finalement replongée dans le 8e art, en 2014, après plusieurs années dans le système juridique, j’ai réalisé que ma perspective avait évolué. J’utilise désormais la photographie, la vidéo, le son, des témoignages, des textes et des archives pour mettre en lumière les pouvoirs invisibles et leur impact sur nous.

Quelle est la genèse de Necessary Fictions ?

Necessary Fictions

est née suite à ma visite de la base navale américaine située dans la Baie de Guantánamo, à Cuba. Un voyage réalisé dans le cadre de mon premier ouvrage Welcome to Camp American : Inside Guantánamo Bay (Radio Book, 2017). Sur place, j’ai passé de longues heures à interroger les militaires sur leurs histoires, leurs déploiements à l’étranger. Ces conversations ont attisé ma curiosité. Je voulais comprendre comment on peut se préparer à faire la guerre. Comment on se sent prêt à tuer ou être tué. J’ai immédiatement eu l’impression que tout était écrit à l’avance par les autorités militaires, que tout n’était que performance… C’est ce qui m’a conduit à m’intéresser à ces mises en scène instaurées par le pouvoir américain. Et mes recherches m’ont menée à ces jeux de guerre…

© Debi Cornwall© Debi Cornwall

Comment as-tu choisi d’approcher un tel sujet ?

Mes images sont le produit de recherches exhaustives, d’observations, des jeux en eux-mêmes – cela inclut les joueurs, les structures, les accessoires, la lumière dans ces espaces désertiques – mais aussi un contexte plus large : celui d’une société qui vend une fiction à son peuple, et qui normalise la guerre. Je perçois la photographie comme un moyen de placer le regardeur et l’immerge dans ce contexte, plutôt que de simplement proposer de répondre à ses questions, comme un photojournaliste le ferait. J’ai donc nommé ma pratique « documentaire conceptuel ».

Ta vision a-t-elle évolué, durant ce projet au long cours ?

Il m’a fallu environ quatre ans pour terminer ce travail – de ma première visite d’une base militaire à la publication de l’ouvrage. Au départ, je souhaitais simplement voir à quoi ressemblaient ces faux villages, et comprendre comment ces simulations de guerres se déroulaient. Les paramètres changent à chaque endroit. Au fil du temps, j’ai réalisé que je ne m’intéressais pas au littéral – documenter des gens qui réalisent des actions – mais plutôt aux concepts et aux systèmes présents. À la manière dont ils ressemblent à notre société. Les jeux de guerre sont une manière de comprendre comment les fictions d’états sont déployées, consommées, acceptées. C’est ma manière d’explorer ce qui se passe actuellement dans le monde sans m’intéresser aux gros titres.

Tu as visité de nombreuses bases, comment varient les scénarios de l’une à l’autre ?

J’ai visité dix sites au total, certains plusieurs fois. J’ai voyagé de la Californie au Nouveau-Mexique, en passant par le Texas, le Wisconsin, la Louisiane et le Mississippi. Les différents scénarios joués dans ces bases varient de l’assaut d’un faux-village pour repousser les insurgés à des interactions avec les habitants de la ville, à des accidents causant un grand nombre de victimes. Ils peuvent durer entre quelques jours et un mois. Les soldats y voient un entraînement qu’ils doivent suivre avant d’être déployer. Une fiction nécessaire.

© Debi Cornwall© Debi Cornwall

Tu mentionnes les acteurs qui jouent certains rôles (roleplayers) dans ton livre. Peux-tu m’en dire plus sur eux ?

Les « roleplayers culturels » (des acteurs amateurs engagés pour jouer des locaux, NDLR) que je mentionne dans le livre sont des civils afghans ou irakiens, devenus des citoyens américains. La plupart d’entre eux ont fui la guerre, et doivent désormais la reconstituer pour le compte de l’armée américaine. Ce ne sont pas des acteurs professionnels. J’ai croisé par exemple un interprète judiciaire, un anesthésiste retraité, un designer, et plusieurs conducteurs de Uber. Ils sont choisis pour jouer des versions parfois cauchemardesques de leur passé – des marchands, des insurgés, ou même des kamikazes. J’ai beaucoup parlé avec eux de leur expérience et des raisons qui les poussent à faire ce travail – et j’ai repris certaines de ces conversations dans mon livre.

Y a-t-il d’autres roleplayers ?

Oui. Ce sont, bien sûr, les soldats américains, qui, eux, sont bien réels et s’entraînent avant d’être envoyés à l’étranger. J’ai réalisé avec eux une série de portraits qui les représente avec des « moulages » – des fausses blessures qui illustrent leurs possibles difficultés en pleine guerre. Ils sont maquillés par des artistes d’Hollywood, qui arrivent en avion et réalisent ces fausses mutilations entre deux plateaux de tournage.

On retrouve donc beaucoup d’artistes, dans ces bases militaires…

Il y a tout un écosystème de civils sur place : des maquilleurs professionnels, des roleplayers, des contractuels qui construisent les décors, fournissent les costumes, les accessoires et les effets spéciaux pour les champs de bataille. Ces simulations ne se limitent pas du tout aux bases militaires. Dans mon ouvrage, je mentionne d’ailleurs deux incidents qui ont été déclenchés par une interaction entre ces jeux et notre société.

« Le coeur d’un soldat,
En état de choc,
Névrose de guerre,
Épuisement au combat,
Trauma post-combat,
Maintenant, on appelle cela
Trouble de stress post-traumatique (TSPT).» 

Comment ces différents acteurs ont-ils réagi à ton projet ?

Il me fallait négocier mon accès aux bases en avance, donc ma seule présence était la preuve que les gens étaient ouverts à mon travail. Ils sont en général fiers de ce qu’ils font. Les « roleplayers culturels », étaient notamment heureux d’avoir une diversion, eux qui doivent habituellement rester de longs jours dans le désert, en attendant d’être appelés pour jouer leur rôle.

Tes images révèlent un monde très artificiel – presque surréaliste – pourquoi ?

Il était important pour moi que mes images ne ressemblent pas à du photojournalisme, que d’un seul coup d’œil, on comprenne la dimension fausse : la mise en scène et les scénarios. J’ai donc utilisé une composition formelle, des couleurs vives, et la lumière rude du désert pour mettre en lumière le surréalisme de ces simulacres.

Un certain humour noir est présent aussi…

Oui tout à fait ! Je m’intéresse toujours à des sujets très sombres, que certaines personnes n’aimeraient pas découvrir d’elles-mêmes. L’humour noir et l’absurde sont des manières de les inviter à pénétrer dans cet univers.

Vois-tu ton travail comme une dénonciation des excès du gouvernement ?

Lorsque j’étais avocate, tout était blanc ou noir, bon ou mauvais. Mon rôle était de récolter des preuves pour construire une histoire et aboutir à une conclusion unique. Si je suis critique face au pouvoir, et que j’ai bien sûr des opinions tranchées sur les sujets que j’aborde dans mon travail, mon objectif n’est pas d’exprimer cette opinion, mais plutôt d’instaurer une discussion, de susciter un intérêt du public, quoi qu’ils pensent de ces notions.

© Debi Cornwall© Debi Cornwall

Étais-tu toujours une simple observatrice, ou as-tu participé à ces simulations ?

On ne m’a jamais demandé de jouer un personnage, mais lorsque j’étais présente durant les exercices, les joueurs me voyaient comme une Caméra de combat – une photographe qu’ils pourraient croiser sur le terrain, durant un véritable conflit.

Ces simulations t’ont-elles touché ?

J’aimerais citer un extrait de mon livre pour répondre à cette question : « Les crépitements incohérents des coups de feu ne me font plus rien, mais lorsque les explosions débutent, je sursaute à chaque fois. Je sais pourtant qu’elles arrivent. On m’a indiqué où me placer, à une distance raisonnable. Je suis préparée. Et pourtant, je tressaille, détournant mon visage lorsque je prends ma photo. Les marines me regardent et rient, pas méchamment. J’essaie de rire avec eux. Est-ce normal, après tant de visites, d’être toujours étonnée de la force de chaque explosion, qui résonne dans ma poitrine ? Devrais-je faire plus d’effort pour que cela ne m’affecte pas ? Après tout, rien de tout cela n’est réel. »

Un dernier mot ?

J’ai retranscrit, dans le livre, une citation de Karl Rove, stratège politique sous George W. Bush, d’abord publié anonymement par le journaliste américain Ron Suskind dans son article « Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush », sorti en octobre 2004 dans le New York Times. Ses mots ont ensuite été attribués à Rove : « Ceux qui viennent d’une communauté basée sur le réel pensent que les solutions émergent d’une étude de la réalité… Mais le monde ne fonctionne plus comme cela désormais. Nous sommes un empire, et lorsque nous réalisons des actions, nous créons notre propre réalité ».

 

Necessary Fictions, Éditions Radius Books, 55$, 324 p. 

© Debi Cornwall© Debi Cornwall
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© Debi Cornwall

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