Jusqu’au 26 février 2023, Chaumont-Photo-sur-Loire vous reçoit dans le domaine qui inspire son nom. Au cœur de ce somptueux écrin d’architecture, Michael Kenna, Éric Bourret, FLORE et Denis Brihat distillent leur vision de la nature, traversée par le mouvement des saisons et des mémoires évanescentes.
Niché au bord du fleuve qui a fait fleurir d’innombrables châteaux à la Renaissance, le domaine de Chaumont-sur-Loire s’est mué depuis en un superbe « centre d’art et de nature ». Dans ce sillage, le lieu a déployé un rendez-vous incontournable qui célèbre cette année son cinquième anniversaire. À cette occasion, quatre artistes aux approches picturales ont été convié·es à partager leur vision de l’environnement alentour. « Passée par le prisme photographique, la nature s’inscrit dans un cadre, qui à bien des égards évoque celui du tableau. Agissant comme un peintre, chaque photographe prélève une part du réel pour le magnifier ou le transformer en fiction, jouant sur les couleurs, effaçant le décor, mais aussi tout ce qui pourrait dater la prise de vue… Là où la mémoire devient floue, l’imagination s’envole », assure Chantal Colleu-Dumond, commissaire de l’exposition.
Chacun à leur façon, Michael Kenna, Éric Bourret, FLORE et Denis Brihat se livrent à la représentation de paysages saisis sur le vif, à deux pas du château comme aux confins du monde. Dans une déclinaison de 188 tirages de petits et de grands formats, en noir et blanc pour l’essentiel, tous dépeignent le fruit d’une végétation luxuriante, marquée par l’absence de présence humaine. « À l’intersection de ces quatre univers s’inscrivent le temps et le silence. Un temps pluriel – suspendu ou retrouvé, capturé ou à l’œuvre – et un seul silence, un silence de vie », étaye notre hôtesse du jour. Dans un tel espace, les mots ne peuvent que se taire au profit des visions qui s’offrent à nous. Et celle et ceux que Chantal Colleu-Dumond surnomme les « aventuriers du regard » se présentent comme les guides les plus à même de nous mener vers une beauté dissimulée, qui ne demande qu’à être contemplée.
© Michael Kenna
Une existence romancée
Seuls ou en nombre, dans des contrées enneigées ou nimbées de brumes mystérieuses, faisant face à des soleils levants ou des miroirs d’eau… « Bienvenue dans ma famille d’arbres », nous lance Michael Kenna avec entrain. Dès les premières salles, nous voilà plongé·es dans une vaste forêt de spécimens venus des quatre coins du globe. Aux murs, 80 clichés monochromes, tous réalisés à l’argentique, forment un ensemble réinventé. Tout autour de nous, des ambiances se créent par mouvements. Les ramifications, souvent effeuillées, dévoilent leur architecture dans une sublime vulnérabilité qui nous rappelle que rien n’est immuable. La sérénité des lieux se confond alors à une douce mélancolie. Fruits d’une paréidolie, des silhouettes humaines semblent se dessiner entre les lignes tortueuses. Pareilles à de larges bras, les branches protectrices nous enserrent et suggèrent l’existence même du projet, entamé en 1973. Cet amour pour ces géants de la nature remonte à l’enfance de Michael Kenna. Sa maison faisait face à un vaste parc, terrain de jeux tout trouvé pour la fratrie. « C’est ainsi que les arbres sont devenus mes amis », insiste l’artiste qui, depuis, ne manque pas de venir saluer « les membres de [sa] famille » dès qu’il le peut, se remémorant des souvenirs lointains et si vifs encore.
Dans un autre genre, FLORE se joue tout autant des réminiscences. Ses compositions aux allures d’estampes – bordées de toutes sortes de cadres ornementés rappelant la peinture – nous transportent dans un univers hors du temps en bien des aspects. Au cœur de L’Odeur de la nuit était celle du jasmin se trouvent des espaces dignes de la littérature de Marguerite Duras. Bateau voguant à l’horizon, chaises abandonnées sur un ponton désert, balcon donnant sur la nature sauvage… Tous laissent présager le passage des êtres. Dépeuplés, les voilà prêts à accueillir des bribes d’une existence romancée, celle qu’aurait pu y mener l’écrivaine qui aimait tant réécrire son quotidien. À cela s’ajoute enfin le mythe familial de la photographe elle-même. Ses grands-parents ont habité Saïgon à la même époque et n’ont cessé de lui raconter des histoires vagues, altérées par le tumulte du temps qui défile. Les deux types de récits se répondent ainsi avec poésie tout en laissant place aux fantaisies de nos projections.
© FLORE
Rendre visible l’invisible
Le flou maîtrisé est également central dans l’œuvre d’Éric Bourret. Cela fait une décennie qu’il arpente les forêts pour rendre compte, par le biais de son médium, de la « pulsation du mouvement d’un paysage », qu’il perçoit comme un corps vivant en perpétuelle mutation. Adepte du principe de coagulation visuelle, le négatif de chacune de ses prises de vue superpose une multitude de temps. Preuve matérielle de son inlassable passage, la prolifération de signes abolit, par la même occasion, tout repère mondain. Une abstraction picturale se dégage de ses clichés. Les aléas du résultat final effleurent le merveilleux. Le photographe n’ayant que peu de contrôle sur sa pratique, c’est finalement la forêt elle-même qui s’exprime en ne lui offrant que ce qu’il souhaite révéler. « L’image ne peut apparaître que dans cette démarche, cette immersion dans un paysage vif », affirme l’artiste.
Denis Brihat a également consacré sa vie à la célébration de l’expression même de la nature. Attentif aux sensations de celui ou celle qui regarde, c’est toujours l’émotion qui inspire et motive ce bref instant où il appuie sur le déclencheur. Là encore, des silhouettes anthropomorphes ou animales se distinguent. Les tulipes qui perdent leurs pétales évoquent tour à tour un homme qui s’accroche avec hardiesse, un cygne majestueux ou un poisson aux nageoires vaporeuses. Plus loin, des gousses d’ail ressemblent à d’étonnantes créatures venues d’ailleurs, s’adonnant à une lente chorégraphie figée par l’image. Avec élégance, cet échantillon de flore se transforme et revêt presque une dimension scientifique. Le boîtier devient un outil de choix pour disséquer les détails de ce monde végétal que l’œil accoutumé n’est plus en mesure de percevoir. Du lichen en gros plan, des aiguilles de cèdre dans la neige, des coupes de truffes, d’artichauts ou de kiwis ont l’air de microorganismes ou de cellules figés entre les lamelles d’un microscope. À l’instar des autres artistes exposé·es, Denis Brihat propose de rendre visible l’invisible, de s’attarder sur ces détails délicats qui font la poésie des jours. Cette invitation à prendre le temps se présente sans nul doute comme une parenthèse enchantée que seul un lieu comme le domaine de Chaumont-sur-Loire peut abriter. Et à l’approche des fêtes de fin d’année, on aurait tort de se priver d’une telle promenade qui émerveillera petits et grands.
© Denis Brihat
© Michael Kenna
© Éric Bourret
© FLORE
Image d’ouverture © Denis Brihat