Dossier Fisheye #47 : « L’essentiel ne se joue pas dans l’apprentissage technique, mais dans la formation du regard »

22 juin 2021   •  
Écrit par Eric Karsenty
Dossier Fisheye #47 : « L’essentiel ne se joue pas dans l’apprentissage technique, mais dans la formation du regard »

 

Dans le Fisheye n°47, nous sommes allés à la rencontre de plus d’une vingtaine d’acteurs du monde de la photo, pour enquêter sur l’intérêt de suivre un cursus scolaire spécialisé. Un dossier nuancé confrontant les points de vue d’anciens étudiants, professeurs et spécialistes. Pour approfondir, découvrez ici l’entretien complet de Raphaëlle Stopin, directrice du Centre photographique Rouen Normandie. Propos recueillis par Éric Karsenty, et illustrés par Hubert Crabières.

La très grande majorité des photographes qui viennent me présenter leur travail ont suivi des écoles de photographie ou les Beaux-Arts. S’il y a une évolution que j’ai pu relever au cours de ces dernières années, ce n’est pas réellement dans le profil des auteur(e)s, mais plutôt dans leurs économies. J’entends dans leurs modes de subsistance, et donc dans leur façon de structurer leur pratique. Avec moins de perspectives du côté de la commande éditoriale, voire publicitaire, ils se tournent davantage vers les résidences et les appels à projets, structurant parfois entièrement leur travail personnel et son développement selon ces opportunités.

Toujours apprendre et ne pas cesser de douter

Si j’avais un conseil à donner à des personnes souhaitant s’engager en photographie, je leur dirais de toujours d’apprendre et de ne pas cesser de douter. L’accessibilité technique de la photographie est un grand atout pour qui veut se saisir du médium, mais elle fait aussi sans doute miroiter une possibilité d’échapper à un apprentissage. Cela nourrit parfois même une forme de défiance envers cette idée. On entend encore souvent que la pratique artistique, a fortiori la photographie, ressortirait uniquement de la sensibilité et de l’intuition, et qu’un enseignement n’aurait pour effet que de les brider ou les lisser. Représenter le monde, comme l’écrire, n’est sûrement pas inné, sauf pour quelques génies. L’essentiel ne se joue pas dans l’apprentissage technique, mais dans la formation du regard, la structuration de la pensée, de son positionnement dans le monde.

 

On peut se former de bien des façons, à chacun de trouver son système. On a la chance, en France et en Europe, d’avoir un maillage de bonnes écoles. L’école met à disposition le cadre, des espaces et du matériel pour expérimenter, et surtout une communauté d’autres élèves, celle des professeurs, artistes avec lesquels on découvre, on échange, on tombe d’accord ou en désaccord, aux côtés desquels on se forme, au sens presque plastique, de se modeler. C’est sans doute ça l’enseignement le plus important dispensé en creux dans une école, se disposer à la porosité. Cela veut aussi dire qu’elle ne fait pas tout, et que la vie en dehors de l’école, la façon dont on la nourrit, est une composante tout aussi essentielle.

© Hubert Crabières

© Hubert Crabières

Rester poreux

Comme pour tout apprentissage, il ne faut pas se reposer exclusivement sur l’école. Il faut veiller à rester poreux, alerte, rencontrer des artistes, leur poser des questions encore et encore, sur leur façon de vivre, leur économie, la façon dont ils ou elles construisent leurs projets et les mènent à bien. Dès qu’on le peut, aller au musée et aller au musée et aller au musée, regarder Le Caravage et Giacometti autant que Wolfgang Tillmans ou Lynne Cohen, s’arrêter par la Renaissance flamande, goûter tout ce qui n’est pas familier, regarder des films, aller en libraire et ouvrir des livres sans savoir ce que l’on y trouvera, lever le nez dans la rue.

 

Ne pas hésiter à se projeter dans son activité, se poser des questions très concrètes : où s’établir ? A-t-on besoin d’un atelier ? Quelle économie on construit pour se garantir l’espace pour travailler et développer son travail ? Construire son système, tout transitoire et expérimental qu’il soit, avant de sortir de l’école pour ne pas se trouver démuni quand l’infrastructure matérielle n’est plus là. Faire des stages, évidemment, c’est indispensable. Plusieurs stages, même quand ils ne sont pas obligatoires, dans des domaines variés (avec des artistes, des institutions, des médias, des studios), et puis quand le travail est un peu avancé, des lectures de portfolio, dont la première des vertus est d’y apprendre à parler de son travail, se forger ses éléments de vocabulaire et les affiner. »

© Hubert Crabières

© Hubert Crabières© Hubert Crabières
© Hubert Crabières© Hubert Crabières
© Hubert Crabières© Hubert Crabières

© Hubert Crabières

© Image d’ouverture / Hubert Crabières

Explorez
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
05:07
© Fisheye Magazine
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, et en l’honneur de Signal, sa rétrospective, accueillie jusqu’au 30 juin 2024 au Palais...
À l'instant   •  
Écrit par Fisheye Magazine
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
© Andres Serrano
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
Jusqu’au 29 juin 2024, la Fondation Francès célèbre ses 15 ans à travers l’exposition XXH 15 ans - Temps 1. Par les œuvres des artistes...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024
En plus de la douleur et des saignements, ces “spirales“ sont également à l’origine de graves infections qui ont rendu leurs victimes définitivement stériles. © Juliette Pavy
3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024
À travers son projet sur la campagne de stérilisation forcée au Groenland entre 1966 et 1975, la photographe française Juliette...
29 avril 2024   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
05:07
© Fisheye Magazine
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, et en l’honneur de Signal, sa rétrospective, accueillie jusqu’au 30 juin 2024 au Palais...
À l'instant   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
© Paul Van Trigt
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
Impliqué dans la scène musicale expérimentale depuis de nombreuses années, aussi bien avec ses projets MOT et IDLER qu'avec ses travaux...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Milena Ill
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
© Andres Serrano
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
Jusqu’au 29 juin 2024, la Fondation Francès célèbre ses 15 ans à travers l’exposition XXH 15 ans - Temps 1. Par les œuvres des artistes...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Ultra-violence, bodybuilding et livre d’artiste : nos coups de cœur photo du mois
© Kristina Rozhkova
Ultra-violence, bodybuilding et livre d’artiste : nos coups de cœur photo du mois
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
30 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas