Dans sa série Shame Less, Lina Geoushy transmet les histoires de femmes égyptiennes survivantes de harcèlements ou d’agressions sexuelles. Unies dans la lutte et dans la dénonciation des violences, ces dernières deviennent, sous le regard bienveillant de l’artiste, des héroïnes dont la vulnérabilité fait la force.
« La violence sexuelle est un problème universel omniprésent : une femme sur trois dans le monde est victime d’une agression violente. L’Égypte, en particulier, est un pays où la violence contre les femmes est extrêmement répandue. Selon une étude des Nations unies de 2013, pratiquement toutes les Égyptiennes ont été victimes de harcèlement sexuel, 99,3 % des femmes interrogées dans le cadre de l’étude ont été harcelées sexuellement. La simple action de se tenir dans la rue peut exposer une femme à un harcèlement verbal et physique
. » C’est en ces mots et chiffres ahurissants que s’ouvre la série de Lina Geoushy − photographe et portraitiste égyptienne spécialisée dans le documentaire − Shame Less (Jeu de mots entre Shameless qui signifie Éhontée, et la revendication faite au gouvernement de cesser la culpabilisation systématique des femmes agressées, ndlr). Un projet féministe, réunissant les récits de femmes violentées, subissant le joug d’un patriarcat abusif. Son objectif ? Remettre en question le pouvoir dominant masculin en liant la voix des femmes égyptiennes ou vivant en Égypte − réprimées ou rendues illégitimes à tort − afin d’entamer une réparation des blessures.
Nous sommes en décembre 2020. En réponse au mouvement #MeToo égyptien lancé en juin de la même année, l’artiste décide de lancer ce projet. En signe de protestation et de solidarité envers les femmes, elle souhaite alors diriger sa série vers une contestation globale d’un système stigmatisant le signalement des agressions sexuelles. « Mon intention initiale était de lutter contre notre société corrompue. Parler ou dénoncer les violences est puni par le blâme de la victime, l’éclairage gazeux, la honte et finalement, le silence… Le fait que de plus en plus de femmes osent partager leurs histoires a permis à beaucoup d’entre nous de réaliser l’ampleur de nos traumatismes personnels et collectifs permanents et profondément enracinés », précise-t-elle.
Public Transport © Lina Geoushy
Se réapproprier l’histoire
Afin de construire sa série, elle lance rapidement un appel à participations en 2020 sur les réseaux sociaux, invitant les femmes à partager − tout en restant dans l’anonymat si elles le souhaitent − leurs expériences perpétrées dans les espaces publics ou privés du Caire. « Le harcèlement et les abus sexuels ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Ils sont profondément ancrés dans une matrice complexe, une constellation multiforme d’éléments qui oscillent dans un cercle vicieux. Ces éléments peuvent varier en nature ou en intensité, mais leur interaction conduit à la même chose : la violation du droit fondamental des femmes à exister en toute sécurité selon leurs propres conditions. » À travers les différentes déclarations qu’elle récolte, Lina Geoushy présente un panel de représentations des violences de genre, dévoilant ainsi leur aspect structurel. Après avoir rencontré à plusieurs reprises les participantes pour les photographier − créant une connexion et une confiance nécessaires au partage − elle leur propose d’écrire leur témoignage sur les images. « Plutôt qu’une approche documentaire classique, j’ai choisi d’incorporer différents éléments qui reflètent la prévalence et l’ampleur du problème. J’ai superposé les portraits avec leur texte manuscrit et un masquage doré, en guise de protection d’identité. La construction de la narration ainsi que le dialogue entre les images et le texte étaient essentiels pour naviguer dans un problème endémique aussi traumatisant », explique-t-elle.
De fil en aiguille, le lien se tisse entre les femmes et Lina Geoushy. Plus les rencontres se multiplient, plus les douleurs de chacune se mêlent et rentrent en communion pour faire bouclier. Une narration se créer. L’apport symbolique des aveux permet à l’artiste d’initier un véritable processus de réappropriation des histoires et de guérison de l’intime. Car en dévoilant le récit de ses modèles, son propre trauma lié à une agression ressurgit, pour être à son tour dévoilé. « Au départ, je n’allais pas m’inclure en tant que participante parce que cela ne me venait pas à l’esprit, et c’était lourd, trop difficile pour moi. Mais au bout de trois échanges avec les femmes, je me suis sentie tellement émue et responsabilisée par leurs histoires, que tout d’un coup j’étais moins seule. C’est alors que j’ai décidé de partager ma propre histoire et de me photographier.»
Walking Home © Lina Geoushy
Laisser une trace pour conjurer les blessures
Écrites dans les langues originales des protagonistes − arabe, anglais ou espagnol − les histoires de chacune nous sont dévoilées. Si la traduction n’a pas été opérée pour certaines, c’est précisément pour garder en puissance linguistique, mais également pour pleinement dire les choses dans une langue natale qui les a opprimées. Récit dramatique, la série se lit crescendo, selon la chronologie des rencontres effectuées par l’artiste. « C’est important que le langage ne soit pas l’adversaire de la photographie. Il est très difficile de photographier la violence ou un traumatisme personnel. L’intersection de l’image et du texte remonte à la deuxième dynastie égyptienne. Ici, j’ai cherché à effectuer cette intersection en dévoilant un texte volontairement fragmenté et éparpillé. Car la mémoire traumatique est ainsi faite, elle n’est pas linéaire… Je voulais que nos voix ne soient pas seulement entendues, mais rendues visibles. C’est une façon de dénoncer la violence et l’injustice, et de laisser les participantes agir en contrôlant leur récit », avoue-t-elle.
Conservés dans l’anonymat, les apports manuscrits prennent davantage de sens, et résonnent dans l’universel. Sous les images de la série, des titres sobres captent notre attention : Driving My Car (En conduisant ma voiture, ndlr), A Man With His Daughter (Un homme avec sa fille, ndlr), My Friend’s Father (Le père d’un·e ami·e, ndlr), In My Mariage (Dans mon couple, ndlr). On comprend rapidement que ce sont des indications sur les lieux, ou moments durant lesquels elles ont été agressées. Des instants associés au quotidien, insistants une fois de plus sur l’occurrence et la normalisation des violences. Seulement, derrière les regards masqués par une fine couche de peinture dorée, Lina Geoushy pense avec onirisme les plaies. Par son intervention, cette marque viscérale devient ligne d’or sur laquelle aller de l’avant. La brutalité s’adoucit un temps, et les femmes redeviennent héroïnes de leur propre vie, luttant sans faille contre l’injustice. La honte qu’on leur a imposée disparaît et tel un étendard, elles brandissent toutes leurs vulnérabilités. « Je suis très peu honteuse et je suis souvent vulnérable, mais cette vulnérabilité est très belle et puissante », conclut Lina Geoushy.
In My Childhood
à d. A Man With His Daughter, à g. Chasing Pavements
In My Marriage
à d. Paying The Taxi, à g. Driving My Car
© Lina Geoushy