Paru aux éditions H2L2 et intitulé Beyond the Shadows, le premier ouvrage d’ Elsa & Johanna nous propose une véritable expérience narrative, conjuguant 8e art et littérature. Direction Calgary, jolie ville cosmopolite située dans les profondeurs du Canada, dans laquelle nous transporte le duo.
Sept ans après leur première rencontre, les artistes françaises Elsa & Johanna ont publié Beyond the Shadows, aux éditions H2L2. Fruit d’une longue recherche menée autour de l’autoportrait et de la scénographie, celui-ci cristallise leurs premiers émois photographiques. Car depuis ses prémices, le duo n’a eu de cesse de créer des séries narratives qui interrogent identité, genre et mémoire collective. Photographes, mais également plasticiennes et réalisatrices, elles imaginent, observent et vivent ainsi, tour à tour, les expériences qu’elles immortalisent.
C’est donc en 2014, sur les bancs de la School of Visual Arts de New York que tout commence. Elsa Parra et Johanna Benaïnous sont alors étudiantes à Paris, la première aux Arts Décoratifs, la seconde aux Beaux-Arts. Or, c’est alors qu’elles sont en échange universitaire, à quelques milliers de kilomètres de la capitale, que leur chemin se croise pour la première fois. Très vite, toutes deux se rendent compte qu’elles partagent une inclination pour l’autofiction. Un goût commun qui les réunit et les poussent à concevoir, dès 2015, une première série intitulée A Couple of Them. Dans cette collaboration, elles incarnent déjà des personnages de fiction. Cette mise en scène d’elles-mêmes devient, dès lors, le ciment de leur œuvre.
Un amour de la mise en scène cinématographique
Réalisés entre 2018 et 2019, les autoportraits de Beyond the Shadows nous emmènent au beau milieu de Calgary, au Canada. Perdue aux confins de la province d’Alberta, à mi-chemin entre Vancouver et Winnipeg, la grande ville possède deux avantages. Sa taille, d’abord, lui permet de jouir de cette esthétique des foules, de cette faculté à pouvoir se réinventer comme bon nous semble. Car celle que l’on surnomme « Cowtown » est la troisième agglomération la plus peuplée du pays. C’est donc avec naturel que les nouvelles existences, polymorphes, investies par Elsa & Johanna, se confondent parmi le million d’âmes qui habite la cité. Enfin, un tel endroit, marqué par le passage des mythiques cowboys, favorise indubitablement l’élaboration de récits en tout genre.
La narration proposée dans Beyond the Shadows se déploie ainsi en 84 clichés qui ne laissent aucune place au hasard. C’est la raison pour laquelle le projet a été réalisé en totale immersion. Pendant un mois tout entier, les deux artistes ont fureté et se sont imprégnées de ce territoire frontalier. À cet effet, Elsa & Johanna, en quête d’ornements locaux, sont allées chiner dans les friperies de la région. Elles se sont également jointes aux Calgariens pour mieux calquer leurs mouvements. Leur amour de la mise en scène cinématographique transparaît, de cette façon, au travers des décors et du jeu des personnages. Car, outre le seul support photographique, c’est bien leur propre matériel charnel qui leur permet d’esquisser les habitudes de ces étrangers. Les histoires intimes se heurtent alors avec d’autant plus de fracas à celles dispensées par la société. La poésie du quotidien s’entremêle à sa banalité, et l’autobiographie se superpose, finalement, à la fiction.
Un univers de déjà-vu
Toutefois, malgré leur aspect autofictionnel, la lecture de ces fragments d’existence est voulue plurielle. Aussi Beyond the Shadows est-il rythmé par quatre parenthèses littéraires, signées Eugénie Adda, Salomé Burstein, Baptiste Gourden et Arthur Larrue. Les quatre auteurs ont été conviés à produire des nouvelles inédites, directement inspirées des tirages. Un dialogue frontal entre textes et images s’engage alors pour mieux croiser les regards, les sensibilités et les voix. À terme, il s’agit ni plus ni moins d’une invitation à réinventer, encore et encore, les différents sujets qui habitent ces pages. Car après l’écriture, c’est à chacun d’entre nous, par le prisme de l’imagination créatrice, de romancer ces multiples tableaux.
Il faut dire que dans cet enchevêtrement d’histoires, empreintes de joie et de mélancolie lascive, les personnages n’évoluent guère. Prisonniers de l’expectative du quotidien, ils suggèrent des moments de vie en suspens, dont on ne connaît ni le passé ni l’avenir. Isolés dans les espaces dépeuplés qu’ils occupent, leurs sentiments sont mis à nus et exaltés. Un univers de déjà-vu – qui s’intensifie par la répétition des visages – s’offre alors aux lecteurs qui s’y projettent. Entre les portraits, quelques paysages s’immiscent même, et un plan, au début du livre, nous concède quelques vagues repères. Le monde des deux artistes nous semble alors d’autant plus familier qu’elles en exposent une vue d’ensemble. En partageant l’attente des personnages, tout comme eux, nous nous perdons dans nos pensées. Nous tentons vainement d’envisager une suite, devenue terreau fertile pour nos songes diurnes. Et c’est sûrement en ce point bien précis que réside tout le génie narratif du travail d’Elsa & Johanna : semer le trouble entre autofiction et réalité.
© Elsa & Johanna / Courtesy Galerie La Forest Divonne