Anne Lass : faites vos jeux

29 décembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Anne Lass : faites vos jeux
© Anne Lass

Avec Triple Seven, une série éditée en un bel ouvrage aux éditions Disko Bay, Anne Lass dresse le portrait des intérieurs de casinos allemands tombés en désuétude. Des lieux témoins de chances inavouées, de paris perdus et de désillusions joyeuses. Un paysage d’une autre époque, où il fait étrangement bon se recueillir à la lueur des néons et des machines à sous. Entretien.

© Anne Lass
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© Anne Lass

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Anne Lass : Je suis née dans le nord de l’Allemagne, je suis moitié allemande et moitié danoise. Après le lycée et quelques années passées à Londres et à Copenhague à suivre des cours d’art tout en travaillant, j’ai commencé à étudier à la Folkwang Universität der Künste à Esse. J’y ai notamment suivi le cours de photographie documentaire de Jörg Sasse, dont j’ai été diplômée en 2007. Depuis, je travaille principalement sur mes propres projets photographiques et je me concentre sur l’exposition de mes œuvres dans divers lieux. L’année dernière, j’ai réalisé un livre intitulé Low Season avec Another Place Press et j’ai récemment publié Triple Seven avec Disko Bay.

La photographie était-elle présente dans ton enfance ?

Oui, je suis fascinée par elle depuis mon enfance. Nous avions l’habitude de remplir une pellicule par vacances d’été et c’était toujours très excitant d’aller chercher les photos développées chez notre tireur. Il y avait parfois de grandes déceptions lorsque quelque chose arrivait à la pellicule. Une excitation que je ressens encore lorsque je récupère mes négatifs développés aujourd’hui.

Quel rôle tient le jeu dans ta vie ?

J’adore jouer aux jeux de société et aux cartes. Le jeu peut être très excitant tant qu’il s’agit d’un simple amusement. Mon beau-père avait l’habitude de mettre une bonne partie de son argent dans les machines à sous et mes beaux-parents se rendaient chaque année à Las Vegas. Les jeux d’argent ont donc fait partie de ma vie familiale, mais pas forcément dans le mauvais sens du terme !

Quel a été le point de départ de Triple Seven ?

Après la crise financière, j’ai senti le besoin de parler d’elle et de ses conséquences. J’ai eu envie de réaliser un projet lié à l’argent et aux finances. Il s’est avéré presque impossible d’accéder aux endroits où l’on traite de l’argent, où l’on en imprime… Un jour, par curiosité, je suis entrée dans l’une des maisons de jeu de Kreuzberg et j’ai été époustouflée par les couleurs et la configuration des lieux. Une fois le projet lancé, j’ai été impatiente de savoir ce que j’allais vivre à l’intérieur de ces portes closes.  D’une certaine manière, c’est devenu ma « dépendance au jeu », je testais pour voir si je pouvais entrer dans ces espaces et obtenir l’autorisation d’y photographier. Si beaucoup d’entre eux se trouvaient dans le quartier où je vivais, ils me paraissaient exister dans un univers parallèle, et c’est devenu pour moi un moyen de m’évader de mon quotidien.

© Anne Lass
© Anne Lass
© Anne Lass

© Anne Lass
© Anne Lass
© Anne Lass

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

C’est un chiffre porte-bonheur, il identifie le jackpot d’une machine à sous. Même s’il n’y en a pratiquement pas sur les images, j’en voyais partout où j’allais. Les endroits que j’ai photographiés avaient souvent des panneaux indiquant 777. À la fin de tout jeu, tout le monde espère toucher le jackpot, c’est donc un symbole d’espoir et de chance.

Qu’est-ce qui t’a inspiré dans ces lieux, et où se trouvaient-ils ?

J’ai été très inspirée par les couleurs, l’intérieur fait de bric et de broc et les symboles de magie et de chance. J’ai trouvé ces lieux très mystérieux et différents de ceux que j’avais visités auparavant, et il était difficile de comprendre ce qui s’y passait réellement.  J’ai également aimé les rencontres personnelles avec les employé·es à l’intérieur, iels étaient tous très accueillant·es.

Les lieux étaient répartis dans tout Berlin, avec une forte densité dans des quartiers comme Wedding, Neukölln, Kreuzberg et Mitte.

Ces derniers semblent en fait appartenir à une époque révolue…

Oui, certains d’entre eux ont voulu imiter les casinos de Las Vegas, qui, je suppose, sont esthétiquement déjà coincés dans une époque ancienne. Mais ils ont également été décorés avec des influences diverses, piochées dans les goûts des propriétaires. Aujourd’hui, la plupart de ces lieux n’existent plus.

Que ressens-tu face à ces intérieurs ?

Je les trouve fascinants et c’est très rafraîchissant de trouver un mélange de styles et de palettes de couleurs différentes. Un de mes amis, qui travaille comme menuisier, a regardé les photos récemment et a remarqué que la moquette de l’un des intérieurs n’avait pas été installée correctement. Les intérieurs étaient souvent improvisés, faits à la va-vite, et n’étaient probablement pas destinés à durer éternellement. Comme ils ont presque tous disparu et que cela fait plusieurs années que je ne les ai pas photographiés, j’ai parfois l’impression d’être dans un rêve. Un rêve que j’oublierais au réveil.

AnneLass
« J’ai été très inspirée par les couleurs, l’intérieur fait de bric et de broc et les symboles de magie et de chance. J’ai trouvé ces lieux très mystérieux et très différents de ceux que j’avais visités auparavant. »

© Anne Lass
© Anne Lass

© Anne Lass
© Anne Lass
© Anne Lass

Que disent les personnes qui occupent ces lieux de la communauté des joueur·ses ?

Je me souviens qu’un employé a mentionné qu’il avait perdu tout son argent, suite à quoi il avait décidé de ne plus jouer. Il a également raconté que les boutiques et les fenêtres de ces établissements étaient teintées, car les joueur·ses ne veulent pas être vu·es par leur famille. J’ai, enfin, appris que plusieurs établissements avaient été cambriolés et que certain·es employé·es en avaient fait l’expérience et craignaient que cela ne se reproduise.

Ces lieux révèlent également une certaine tristesse, n’est-ce pas ?

Je pense que cela dépend de la façon dont on regarde les choses. Comme l’écrit l’historienne de l’art Nela Eggenberger dans son essai sur le projet, de nos jours, ce genre de jeux renvoie à quelque chose de presque nostalgique et semble inoffensif comparé aux jeux en ligne, aux crypto-investissements et à tout le reste. Cela dépend aussi des gens : s’iels y vont simplement pour dépenser un peu d’argent de poche ou bien s’iels y perdent leur temps et leur existence, ce qui est effectivement assez triste et déprimant. Avec ce projet, je ne voulais émettre aucun jugement, mais réellement étudier comment l’intérieur séduisait les joueur·ses.

Quelle a été ta relation avec la couleur dans cette série d’images ?

Les couleurs sont une partie essentielle du travail. Elles sont aussi la raison pour laquelle j’ai initialement été fascinée par ces lieux. C’est une sorte de célébration des tons, et la merveilleuse impression du livre réalisée par Narayana Press a vraiment fait ressortir toutes leurs nuances. Les couleurs séduisent le·a spectateurice et l’amènent à entrer dans ce monde des casinos où iel n’irait probablement jamais. À l’intérieur de ces espaces, les couleurs séduisent les joueur·ses, les attirent et les incitent à rester autant de temps qu’il faut pour jouer.

Un mot sur la maquette du livre ?

Le livre est édité par Stinus Duch et conçu par Louis Montes. Ces dernières années, j’ai eu l’occasion d’exposer une partie des œuvres de la série, mais lorsque j’ai réalisé le livre, je leur ai donné accès à l’ensemble de mes archives, contenant beaucoup d’images et de portraits que je n’avais jamais montrés auparavant. Nous avons beaucoup discuté de ce qui fait un bon livre et de ce qui fait une bonne exposition et, au lieu de faire un catalogue avec une sélection des meilleures images, ils ont fait une sélection où le·a spectateurice est invité·e à entrer dans les casinos et à y rester. Il était important de raconter une histoire, sans moraliser les lieux, de faire un livre plein de formes et de couleurs où l’on peut se perdre. J’ai dû laisser de côté quelques-unes de mes images préférées, comme toutes les images de l’extérieur des casinos, qui sont maintenant devenues un projet à part entière.  Je suis très heureuse de la collaboration et du résultat du livre, que je n’aurais jamais pu réaliser seule. Louis et Stinus ont donc beaucoup réfléchi pour trouver le bon design et le bon matériau pour souligner le sujet. Le matériau de la couverture du livre, par exemple, imite la texture de certains meubles des maisons de jeu.

© Anne Lass

© Anne Lass
© Anne Lass
Disko Bay
48€
108 pages

Il y a-t-il une image qui selon toi définirait la série ?

Il y a un petit détail dans l’une de mes images, que j’ai seulement découvert lorsque j’ai fait un scan haute résolution du négatif.

C’est un texte écrit sur une pancarte : « Chers invités, soyez les bienvenus dans notre salle de jeu ! Veuillez respecter les règles : pensez à décider vous-même de votre mise !!! Les employés ne sont pas responsables de la perte de votre argent !!! Vous prenez vos propres risques !!! Nous n’appellerons pas notre patron !!! Il n’y a pas d’exceptions !!! Tous les clients sont traités de la même manière, donc ne discutez pas avec les employés !!! Ne frappez pas les machines à sous !!! »

Dans toute la beauté de mes images, des couleurs et des formes, ce petit texte est rappel de ce que sont aussi ces lieux et des émotions auxquelles les gens sont confrontés à l’intérieur de ces espaces. La plupart du temps, ce sont des femmes très sympathiques qui travaillent derrière les guichets, c’est aussi pour cela que je me suis sentie en bonne compagnie dans ces lieux fermés et sombre, j’ai beaucoup de respect pour ces personnes-là.

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