Art et journalisme : comment les photographes de Fisheye relatent l’histoire

27 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Art et journalisme : comment les photographes de Fisheye relatent l’histoire
© Andrea Sena
Anger © Laia Abril / courtesy Galerie les Filles du Calvaire

Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque, tout en mettant en lumière des événements notoires du passé. Des préoccupations au cœur, également, du journalisme. C’est d’ailleurs cette profession qui a d’abord attiré – et parfois frustré – Laia Abril, Fabiola Ferrero, Maude Girard, Andréa Sena, Seba Kurtis et Sophie Alyz.

Recherches, études et preuves à l’appui

« Je suis devenue journaliste à cause de ma personnalité et de ma compréhension du monde. Je me suis tournée vers l’art faute d’avoir trouvé des réponses », nous confiait Laia Abril lors d’une interview, en juin dernier. Journaliste de profession, la photographe espagnole n’a jamais souhaité exclure les textes de sa pratique artistique. Inscrivant son travail dans un engagement féministe (abordant notamment les thématiques du viol, de l’avortement et de l’hystérie de masse, ndlr), elle ne cesse d’illustrer ses recherches minutieuses et de collecter les témoignages comme autant d’éléments nourrissant ses projets. De ce travail acharné émerge une œuvre poignante aux images coups de poing nous forçant à voir ce que les mots, parfois, dans les médias, dissimulent.

Un combat mené, en parallèle, par Fabiola Ferrero. En 2022, la photojournaliste, lauréate du Prix Carmignac de la même année, avait présenté, à PhotoSaintGermain, Venezuela, The wells run dry. Un portrait cinglant de son pays d’origine, gangréné par la corruption, l’hyperinflation, les nombreuses pénuries, et les protestations violemment réprimées. Entre deux temporalités – passé et présent –, ses études approfondies comme une ponctuation implacable, l’autrice était parvenue, avec brio, à rendre compte de la nostalgie d’une prospérité perdue, d’une innocence fantasmée et l’actualité d’un désespoir auquel les habitant·es ne peuvent échapper.

hystérie de masse au Cambodge
On Mass Hysteria Cambodia © Laia Abril

bâtiment en ruine
© Fabiola Ferrero pour la Fondation Carmignac
portrait d'un homme au visage ébloui
© Fabiola Ferrero pour la Fondation Carmignac

© Maude Girard

Une approche expressionniste du réel

« Quand j’ai eu 16 ans (…) j’ai compris que je voulais raconter des histoires par les mots et l’image. Pendant toute la durée de mes études [en journalisme], j’ai essayé de faire de la photographie rationnelle, compréhensible et factuelle. Et puis j’ai bifurqué », relate Maude Girard. S’affranchissant d’une simple représentation du réel, l’autrice décide finalement de suivre son lien premier à l’image, « un mélange de ce qui est et de comment [elle] le ressent », dans La Brûlure, un projet ancré dans une actualité alarmante : la destruction de 66 000 hectares par les incendies. Sensible à l’urgence écologique, elle fait de ses images des pièces écarlates, où flamboient les détails d’une nature mourante. Un tableau fragmenté aux nuances incandescentes nous rappelant sans peine les conséquences d’un tel désastre.

Dans la nuit noire, sous les projecteurs de soirées clandestines, c’est à coup de flash qu’Andréa Sena capture quant à elle la jeunesse ukrainienne en pleine résistance. Partie pour compléter une enquête, en vue d’écrire un ouvrage journalistique imagé, l’artiste se retrouve confrontée à la communauté underground et queer de Kiev, envisageant la fête comme un acte de résistance, un doigt d’honneur à Vladimir Poutine. Dans une esthétique marquée, presque expressionniste, elle renie alors toute sobriété pour dire, ressentir, faire éclater l’énergie qui émane des espaces qu’elle fréquente. « Ces histoires engagent et, vu notre climat géopolitique, elles seront toujours d’actualité », affirme-t-elle.

© Andrea Sena
© Maude Girard
© Andrea Sena

© Sophie Alyz

S’affranchir de l’écriture journalistique pour témoigner

Fils d’une mère italienne et d’un père grec, Seba Kurtis est contraint de fuir l’Argentine où il est né pour s’installer en Espagne en 2001, abandonnant en parallèle – puisque devenu immigrant illégal – ses études en journalisme pour travailler sur des chantiers. Un changement radical qui semble infuser ses créations visuelles. Dans Chemical Reaction, l’artiste s’intéresse aux agents neurotoxiques, utilisant des procédés chimiques venant abîmer, ronger, corrompre ses images de la même manière que ces derniers dégradent le corps humain. Un travail plasticien à la beauté vénéneuse dont les nuances capiteuses interrogent, en contrepoint, « l’impunité d’actes terribles et la facilité avec laquelle nous oublions », rappelle-t-il.

Paysages colorés, ailes déployées, portraits d’oiseaux comme des aquarelles… Derrière la poésie de Beak se cache un véritable engagement. Ancienne journaliste, Sophie Alyz se tourne vers le 8e art lorsque « pour une raison qu’[elle] ignore, il [lui] est devenu très difficile d’écrire ». Préférant s’éloigner des marqueurs de sa précédente profession, elle imagine, dans ses projets personnels, des univers délicats marqués par ses propres combats. Ici ? La disparition des oiseaux des villes et campagnes. Un changement catastrophique qu’elle traite pourtant avec une douceur surprenante. « Une manière de rendre la réalité un peu plus supportable », nous explique-t-elle dans son épisode de Focus.

© Seba Kurtis
© Seba Kurtis
© Sophie Alyz

À lire aussi
Laia Abril expose les violences faites aux femmes
On Abortion, Obstetric violence © Laia Abril
Laia Abril expose les violences faites aux femmes
A History of Misogyny – trilogie ambitieuse signée Laia Abril – révèle un portrait complexe et glaçant des violences sociétales faites…
25 juillet 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Entre passé et présent, un Venezuela chavirant vu par Fabiola Ferrero
Entre passé et présent, un Venezuela chavirant vu par Fabiola Ferrero
Jusqu’au 22 novembre, le Prix Carmignac expose, au Réfectoire des Cordeliers dans le 6e arrondissement de la capitale, sa lauréate, la…
15 novembre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La Brûlure : Maude Girard capture le cri d’une terre enflammée
© Maude Girard
La Brûlure : Maude Girard capture le cri d’une terre enflammée
C’est un monde incandescent que présente Maude Girard, photographe-auteure et ancienne journaliste de 34 ans…
28 août 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Face à Poutine, crions que nous vivons ! »  : Andréa Sena capture la fête comme un acte de résistance
© Andrea Sena
« Face à Poutine, crions que nous vivons ! »  : Andréa Sena capture la fête comme un acte de résistance
Techno crade, basse qui rompt les tympans, corps dénudés perdus dans l’ivresse, dans la danse. A Lviv et Odessa, Andréa Sena a…
31 janvier 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Comme un poison dans l’air
Comme un poison dans l’air
Dans Chemical Reaction, le photographe Seba Curtis utilise des procédés techniques pour corrompre ses images de la même manière que les…
07 juillet 2022   •  
Écrit par Eric Karsenty
Focus #71 : Sophie Alyz et les oiseaux qui prennent le train
04:54
© Fisheye Magazine
Focus #71 : Sophie Alyz et les oiseaux qui prennent le train
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, Sophie Alyz traite, avec Beak, de l’impact de l’homme sur son environnement au travers…
27 mars 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas

Explorez
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
© Aniela Kurkiewicz / Instagram
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
« Il n’y pas d’amour censure, il n’y a que d’l’amour sincère », chante Hoshi. Peut-être ces paroles rythmeront-elles la marche des...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Valéry Giscard d’Estaing devant sa télévision, le soir de son élection comme président de la République française, Paris, 19 mai 1974 © Marie-Laure de Decker
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Jusqu’au 28 septembre 2025, l’œuvre de Marie-Laure de Decker s’expose à la Maison européenne de la photographie. Au fil de sa carrière...
23 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
© Caroline Sohie
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
Autrefois carrefour de la traite et du commerce colonial, Bagamoyo, sur la côte tanzanienne, juste en face de Zanzibar, est aujourd’hui...
21 juin 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Raymond Depardon, l’éloge du passage
© Raymond Depardon
Raymond Depardon, l’éloge du passage
La Galerie Magnum présente Raymond Depardon : Passages, une rétrospective visible jusqu'au 26 juillet 2025. À travers une...
18 juin 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
La FUJIKINA Arles, quand l'art rencontre la technique
© Gregory Halpern / Magnum Photo
La FUJIKINA Arles, quand l’art rencontre la technique
Du 8 au 12 juillet 2025, la FUJIKINA, manifestation mondiale autour de la culture photographique créée par Fujifilm, revient pour une 2e...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
© Aniela Kurkiewicz / Instagram
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
« Il n’y pas d’amour censure, il n’y a que d’l’amour sincère », chante Hoshi. Peut-être ces paroles rythmeront-elles la marche des...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Valéry Giscard d’Estaing devant sa télévision, le soir de son élection comme président de la République française, Paris, 19 mai 1974 © Marie-Laure de Decker
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Jusqu’au 28 septembre 2025, l’œuvre de Marie-Laure de Decker s’expose à la Maison européenne de la photographie. Au fil de sa carrière...
23 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #548 : Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher
Diversum © Konrad Hellfeuer
Les coups de cœur #548 : Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher
Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher, nos coups de cœur de la semaine, invitent à ralentir, observer et contempler. Interrogeant les thèmes...
23 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot