Avec Attention Servicemember, réédité chez Mass Books, Ben Brody revient sur ses années de photographe de guerre en Irak et en Afghanistan. À travers un flux d’images à la fois alternatives et personnelles, il livre un témoignage entre ténèbres, intimité et humour.
« Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près ». Cette fameuse phrase du non moins célèbre Robert Capa, résonne à la vue des images de Ben Brody. À l’instar de son illustre prédécesseur, le photographe américain a côtoyé la guerre au plus près. Et pour cause. Âgé d’une vingtaine d’années, l’apprenti opérateur décide de s’engager dans l’armée de l’Oncle Sam. Nous sommes au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Comme une partie de la jeunesse du Nouveau Monde, il se cherche un avenir. Passionné par le 8e art depuis le lycée, il souhaite se professionnaliser. Ce sera le cas en 2003, lorsqu’inexpérimenté et sans-le- sou, il rejoint le service communication en tant que reporter de combat.
« Après la chute du World Trade Center, je pensais que les guerres que nous allions mener seraient le Vietnam de ma génération, confie-t-il. Des guerres évitables, qui n’atteignent aucun objectif politique. Elles sont pourtant profondément ancrées dans la culture américaine ». Influencé par le père du journalisme Gonzo, Hunter S. Thompson, mais aussi par Michael Herr ou Eugene Richards, il veut capter l’essence de son époque et l’histoire qui s’écrit. Mais la réalité le rattrape. Très vite, Ben Brody se rend compte que les guerres contiennent leurs propres codes. Il doit s’y résoudre, l’aspirant n’était pas préparé à ce qu’il allait trouver à des milliers de kilomètres de chez lui, en Irak.
Un soldat lambda
Sur le terrain des opérations, Ben Brody est considéré comme un soldat lambda. Les boîtiers qu’il transporte constamment avec lui suffisent à définir son rôle. « En tant qu’enrôlé, je travaillais seul, allant d’unité en unité, de combat en combat, explique-t-il. De fait, n’étant jamais fixé, je n’ai pas vécu l’expérience de la camaraderie et de la fraternité d’armes que de nombreux vétérans décrivent. Mais je portais tout de même un uniforme et un fusil ». Ainsi, il ne connaît pas la routine qui affecte souvent ses compatriotes. Pendant que ces derniers semblaient éprouver un jour sans fin, lui enchaîne les situations. « Je pouvais être en stationnement sur une base, à écrire des bulletins d’information et manger copieusement, puis le lendemain me retrouver au milieu de terribles batailles, couvert de brûlures ».
Une seule idée anime Ben Brody, celle de bien faire son travail. Avant même de se rendre sur des lieux d’affrontements, il réfléchit aux images qu’il va faire. S’il parvient à les imaginer, c’est que la communication visuelle de l’armée est très encadrée. « Je pensais beaucoup à ce que je voulais accomplir sur le terrain, se souvient-il. La « doctrine » consistait à photographier la guerre d’une manière qui justifiait son existence et à en exagérer les répercussions. À la fin, je savais quelles images l’officier des affaires publiques allait publier et celles qu’il refuserait ». Nous sommes là au cœur du projet imaginé par Ben Brody en réalisant Attention Servicemember : la censure et la propagande.
Le retour douloureux
Pour l’ancien militaire, l’enjeu du contrôle des images était tout à la fois une contrainte et un moteur. En tant que photographe de l’armée, il était libre de ses cliché, mais n’avais aucune emprise sur leur publication. Une fois libéré de ses obligations, Ben Brody peut alors choisir ses représentations et ainsi raconter son histoire. « N’oublions jamais que l’art n’est pas une forme de propagande ; c’est une forme de vérité », proférait un Président Kennedy empêtré dans le fiasco du Vietnam, un mois avant d’être assassiné. Sa vérité, Ben Brody en a fait un art qu’il nous livre sans fard. Dans un texte très personnel, il guide le lecteur dans les méandres de la guerre, de la violence et du sexe… Mais l’auteur manie aussi l’absurde et l’humour, toujours dans la volonté de véhiculer une perspective alternative à la guerre.
Las de jouer le jeu du pouvoir, Ben Brody se remet en question. « À un moment donné, j’ai compris qu’être un bon soldat, c’était faire le mal, confesse-t-il. C’est ainsi que j’ai décidé de ne pas me réengager ». Seulement voilà, pour ceux que les conflits loin de chez eux épargnent, il faut savoir retrouver une vie normale. En cela, Attention Servicemember fait une part belle à ce retour douloureux. Les images prises dans son Amérique natale se font alors plus sombres, dans un noir et blanc que le photographe juge presque sinistre. C’est peut-être pour cela que, revenu d’Irak, Ben Brody a ressenti le besoin de rejoindre une zone de guerre. Ce sera à Kandahar, en Afghanistan. Devenu journaliste indépendant, il saisit les degrés de distorsion que ses images ont subit dans le cadre de son engagement. Il se le promet, il ne sera plus aux ordres, mais volontiers un anti-héros témoin des paradoxes du monde.
Attention Servicemember, MassBooks, 46€, 300p.
© Ben Brody