« Ce travail a changé ma vision du monde » : Carolina Arantes se livre

10 novembre 2022   •  
Écrit par Eric Karsenty
« Ce travail a changé ma vision du monde » : Carolina Arantes se livre

Carolina Arantes vient de publier First Génération aux Éditions Fisheye. Un travail commencé en 2014 qui s’intéresse aux premières Françaises originaires d’Afrique de l’Ouest nées dans l’Hexagone. Une enquête en images enrichie de nombreuses interviews dans laquelle la photographe brésilienne née en 1980 interroge aussi son histoire. Cet entretien est à retrouver dans le Fisheye #56.

Fisheye : Comment est né le projet First Génération ?

Carolina Arantes : Il vient de ma culture brésilienne, de mes origines, et d’une perception des difficultés de la mixité post-immigration en Europe. Ça m’intriguait. J’ai appris que la loi sur le regroupement familial datait de 1976, et que les enfants nés en France depuis étaient les premiers citoyens français d’origine africaine. Je me suis aussi rendu compte que cela correspondait à ma génération – je suis née en 1980. Il y a donc aujourd’hui toute une génération de femmes françaises d’origine africaine, adultes, et je me suis demandé comment, dans un pays qui reste attaché à sa culture traditionnelle, ces femmes vivaient cette identité mixte.

Pourquoi avoir choisi de travailler exclusivement sur les femmes immigrées de la première génération ?

Parce que les hommes français d’origine africaine ont déjà une forme de représentativité même si c’est à travers le foot, le hip-hop, le cinéma. La femme française, elle, a, semble-t-il, toujours une image strictement blanche, parisienne, non métissée, ce qui est loin de la réalité du pays aujourd’hui. Cette image biaisée m’interrogeait. Quels sentiments d’appartenance pour la femme noire française de la génération post-migratoire ? C’est ça que je voulais découvrir et montrer.

Avec ce travail, tu tes aussi interrogée sur ton identité brésilienne ?

Totalement. Le Brésil possède des racines africaines importantes qui façonnent nos mœurs, nos façons de manger, de danser, de penser, de prier… Autant d’éléments mêlés qui font qu’on ne sait où commence une culture et où se termine l’autre. En fréquentant les filles, j’ai vu pas mal de choses de la culture africaine présentes dans l’identité brésilienne. En plus, nous sommes toujours liés à l’histoire de la colonisation, avec aussi de graves conséquences de celle de l’esclavage au quotidien. La vie des filles que j’ai photographiées et interviewées en France est en partie le produit d’une colonisation. Je me suis également retrouvée dans cette identité postcoloniale que j’explorais avec empathie.

Ton livre contient de nombreux témoignages des femmes que tu as rencontrées, leurs paroles sont vraiment importantes…

Oui, leurs paroles sont au centre de ce travail. Ce sont elles qui nous guident pour comprendre les images. En France les statistiques ethniques sont interdites, je n’avais donc pas de données officielles sur les parcours scolaires, professionnels ou de santé de cette génération. J’ai dû interviewer les femmes concernées pour comprendre la réalité et mener à bien ce projet. Par ailleurs, en tant que femme blanche il y a des situations dont je ne peux pas parler parce que je ne les ai jamais vécues, comme les questions raciales. Il était donc important que ce ne soit pas moi qui prenne la parole. Je voulais aussi échapper à la traditionnelle vision communautaire qu’on a sur les personnes d’origine africaine en France. Parce c’est un projet sur la France d’aujourd’hui. J’ai donc suivi des femmes de différentes nationalités, dont les parents viennent des anciennes colonies de l’Afrique de l’Ouest.

© Carolina Arantes© Carolina Arantes

© Carolina Arantes

Les femmes tont-elles accordé leur confiance facilement ?

Mes origines brésiliennes m’ont ouvert les portes. Plusieurs femmes me l’ont clairement signifié. Mais la confiance m’a été accordée par la prise en compte des questions raciales d’aujourd’hui. J’ai commencé le projet bien avant le mouvement Black Lives Matter. First Génération s’inscrit dans le prolongement de réflexions déjà présentes.

Tu as aussi intégré des documents darchives (photos de famille, carte didentité ou scolaire…) dans ton travail. Quelle est la fonction de ces images ?

Je voulais montrer leur ancrage dans leurs racines africaines familiales, surtout dans l’enfance, et l’importance de l’école publique dans l’inclusion de ces femmes dans la réalité française post-immigration. C’est l’école publique qui a joué ce rôle. C’était important de montrer l’ambiance scolaire.

Quas-tu appris au fil de ton enquête sur ces identités complexes, ces doubles cultures que partagent les femmes rencontrées ?

Ce travail a fait changer ma vision du monde par rapport aux structures de pouvoir et comment cela se répercute à l’échelle individuelle au niveau du genre, de la politique… Pour réaliser ce projet, je me suis interrogée sur ma condition de femme blanche, les facilités données par ma couleur de peau, ma position sociale. J’ai aussi appris que je suis une femme latine, brésilienne, d’un pays du Sud – pas considéré comme occidental et dont la place en Europe a ses travers. Cela m’a donné une vision plus large du monde. J’espère que ce travail permettra à d’autres personnes (surtout les non-concernées) d’avoir une meilleure compréhension de nos identités, de notre humanisme. Car les temps changent. C’est une génération engagée qui n’accepte plus certaines mœurs issues d’une vision colonialiste. Ces femmes ont conscience de leur valeur propre et de la valeur de la culture africaine dans l’histoire.

© Carolina Arantes

© Carolina Arantes

Tu évoques la mixité public-privé entre lhistoire dun pays et celle de ses habitants. Peux-tu expliquer ce que tu entends par là ?

Il y a une disparité entre le monde ancré dans des valeurs qui ont été la base structurelle d’un pays tel que la France, comme l’universalisme, et la pratique de cet universalisme au quotidien. Dans la vie de ces femmes, cette valeur n’est pas à l’ordre du jour. Même si ça a bougé, notamment depuis le mouvement Black Lives Matter, il y a encore beaucoup de choses à faire concernant la représentativité, l’inclusion, la liberté, l’égalité, la fraternité… Et cela se retrouve dans la vie privée, ce qui en fait un sujet public au final. En revanche, si la France est, de fait, cosmopolite depuis toujours, elle se croit une société blanche où la représentation de la femme noire est absente.

Cest aussi ton premier livre ?

Oui, c’est une aventure de faire un livre photo ! En commençant par le crowdfunding… Mais c’est aussi une joie énorme de voir le travail prendre corps. Cela permet de clore le sujet, même si, dans ce cas, l’histoire ne s’achève pas. Et les expériences de la prochaine génération seront forcément très différentes. Rendez-vous dans vingt-cinq ans pour la suite… (Rires.)

Ce travail sera-t-il exposé, en France ou à l’étranger ?

Oui certainement. Avec Azu Nwagbogu (fondateur et directeur de la Fondation des artistes africains à Lagos, au Nigeria), nous sommes en train de réfléchir sur les expositions à venir. Au cours de la réalisation de ce projet, certaines parties ont été exposées ou publiées, mais jamais dans sa totalité.

Quel est ton prochain projet ?

Conclure Holy Cow, mon travail sur l’élevage des vaches au Brésil et la production de viande pour le marché international. Je le finalise en tant que reporter pour National Geographic. Ce reportage a été publié dans The Guardian, Stern, 6 Mois… C’est un sujet complexe qui demande plusieurs volets. Et j’ai d’autres sujets en cours au Brésil.

 

First Génération, Éd. Fisheye, 45 €, 224 p.

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