Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les techniques employées à cet effet figurent les procédés anciens. Lumière aujourd’hui sur Mikael Siirilä, Eva Nielsen, Thomas Berthier, Anaïs Boudot, Anaïs Tondeur et Adam Jeppesen, six artistes qui composent des œuvres contemporaines avec un matériel d’un autre temps.
À quoi pensez-vous à l’évocation du mot « photographie » ? La plupart d’entre nous répondront : à un appareil, numérique ou argentique. Celles et ceux qui songeront aux prémices du médium auront peut-être à l’esprit l’image d’un daguerréotype. Pourtant, il existe une multitude de techniques, parfois plus anciennes que l’invention du premier boîtier, telles que la sérigraphie, découverte en Chine entre le Xe et le XIIIe siècle, ou encore le photogramme, qui consiste à capturer les contours d’objets déposés sur une surface photosensible. Comme en témoignent les pages de Fisheye, un certain nombre d’artistes contemporain·es a employé ces procédés pour composer des récits ancrés dans l’air du temps. Parmi eux se comptent les tirages à la chambre noire de Mikael Siirilä, les sérigraphies d’Eva Nielsen ou de Thomas Berthier, les plaques de verre d’Anaïs Boudot, les photogrammes d’Anaïs Tondeur et les cyanotypes croisés à l’intelligence artificielle d’Adam Jeppesen.
L’expérimentation du quotidien comme philosophie
L’utilisation de techniques anciennes va généralement de pair avec une recherche esthétique singulière qui participe à donner de la force à la narration défendue. « La sérigraphie fait réagir tout le monde, car elle a un aspect magique », assurait, par exemple, Thomas Berthier. Convoquant le flou jusqu’à l’abstraction, l’auteur de Vingtquatre recompose des instants d’existence à la manière de puzzles imprécis. Les mosaïques créées présentent autant de carrés que de « mondes indépendants » dans lesquels se projeter. « C’est un jeu sur le trouble, qui consiste à perdre celui ou celle qui regarde dans des lectures énigmatiques. Cela permet d’ouvrir plus de champs d’interprétations », expliquait-il. La réalité se déforme alors pour ne laisser que des impressions de déjà-vu nous invitant à percevoir à travers le prisme de nos souvenirs évanescents.
Dans un autre genre, Adam Jeppesen puise son inspiration dans le wabi-sabi, un concept japonais qui célèbre l’imperfection et l’impermanence. Pour réaliser Mæra, qui dépeint la phase d’endormissement, l’artiste a eu recours au cyanotype. De fait, cette technique permet de saisir les traces d’un passage, d’une action révolue ou sur le point de s’accomplir. Elle confère de la profondeur à ses tirages qu’il augmente par la suite de contenu généré par intelligence artificielle. Cette « exploration de la lumière et de l’ombre, entremêlée d’idées complexes » transforme ainsi l’intelligible en un support sensible qui interroge notre appréhension des choses. Adepte de la chambre noire, un processus lent et contemplatif, Mikael Siirilä utilise également le fragment pour éveiller les sensations. Le photographe appelle le public à se concentrer sur les détails alentour, à devenir comme ses personnages qui apparaissent « immergés dans leurs mondes intérieurs et leurs moments d’être ». Sonder le quotidien s’impose ainsi comme un moyen d’en extraire la poésie, tandis que l’expérimentation cristallise une certaine philosophie autour du temps long.
Un engagement écologique
En proposant une vision alternative de notre environnement, les photographes marquent les esprits, et la forme devient dès lors un argument à part entière du discours. Pour Anaïs Tondeur et Eva Nielsen, celui-ci atteste de leur engagement écologique. La première, à l’origine de Fleurs de feux, le témoignage des cendres, a mis au point un protocole respectueux de la planète afin d’élaborer un herbier des territoires extrêmes de l’anthropocène. Grâce à une réaction chimique naturelle, les végétaux se révèlent dans des photogrammes aux nuances de roses et de noirs et font apparaître plus clairement les conséquences de l’activité humaine. « Par là même, en prenant pour guides ces plantes singulières et en explorant le procédé de phytographie, je cherche à distancier ma pratique artistique des dynamiques extractives dans lesquelles nos sociétés modernes se sont engouffrées. À l’instar d’un groupe grandissant d’artistes, je remets en question la dépendance de la photographie à l’égard de l’extractivisme et des implications du médium dans les changements induits par l’être humain sur la nature », précisait-elle.
Eva Nielsen s’ancre également dans une démarche plus responsable en se servant d’un procédé ancien qui n’altère pas le paysage. « Avec INSOLARE, [elle] s’empare de phénomènes optiques et hydrogéologiques afin de les combiner à un geste technique, celui de l’insolation, notamment utilisé en sérigraphie », expliquait la commissaire d’exposition Marianne Derrien, qui l’a accompagnée dans la réalisation de ce projet, décoré du Prix BMW ART MAKERS 2023. Géographie et géologie se conjuguent ici à la poésie d’une métamorphose qui rend compte des importantes mutations de la Camargue. En travaillant par couches successives, l’artiste réinterprète la sédimentation d’un paysage plein de paradoxes qui s’entrechoquent. « Il s’agit d’un jeu mental entre le regard et l’alchimie des couleurs et du collage. Je suis un filtre qui reçoit le territoire, qui va le traverser », confiait-elle.
Relire l’histoire autrement
Revisitées et modernisées, ces techniques alternatives tissent un lien avec le passé pour mieux le rompre, créer une cassure inattendue. Dans Les Oubliées, Anaïs Boudot s’attache ainsi à relire l’histoire autrement. La série est née du souvenir d’une réappropriation multiple. Picasso a commencé son travail sur plaque de verre après en avoir retrouvé une que Brassaï avait laissée dans son atelier. À la manière de son ami, le peintre espagnol a alors gravé ses négatifs à même la gélatine. Dans le prolongement de ce dialogue, la photographe a décidé de calquer leur procédé pour interroger la place des femmes artistes dans un milieu dominé par le patriarcat. Pour ce faire, elle intervient en décollant, grattant puis recollant la matière de portraits chinés dans une brocante. « Mes manipulations soulignent en réalité le travail d’un autre photographe anonyme. Dans ce contexte, il me semblait significatif d’utiliser des négatifs qui m’accompagnaient depuis longtemps, et qui sont à peu près contemporains des images de Picasso et Brassaï », nous indiquait-elle.
Au-delà de l’appropriation d’une pratique, Anaïs Boudot qualifie son geste de réparateur. Le titre du projet fait référence aux plaques de verre oubliées, aux photographies d’anonymes que nous retrouvons désormais sur les étals des brocantes, mais également au parcours oblitéré de femmes artistes. Ces portraits sont survenus, entre autres choses, en réaction à la biographie de Picasso et aux images de « femmes-objets », et ont donc plusieurs portées. « La plupart de ses modèles et compagnes étaient – avant tout et avant leur rencontre avec lui – des artistes brillantes. C’est peut-être ce que je voulais souligner dans ce face-à-face », déclarait-elle. En somme, si l’utilisation de techniques d’un autre temps peut constituer un hommage, elle s’érige souvent comme un acte disruptif. Faire écho au passé établit un contraste qui renvoie aux problématiques qui sont les nôtres, à la trajectoire d’une évolution favorable quand elle ne se perd pas dans ses propres excès.