Cinzia Romanin et l’éloge de la lenteur face à l’écoanxiété

11 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Cinzia Romanin et l’éloge de la lenteur face à l’écoanxiété
© Cinzia Romanin
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Architectures sans âge, stations-service abandonnées, robotiques futuristes, regards fixés vers un inconnu menaçant… À la chambre, la photographe belgo-italienne Cinzia Romanin capture un monde façonné par les avancées technologiques et le progrès. Un monde qui semble courir à sa perte. Nourrie par un sentiment intense d’écoanxiété en pleine pandémie mondiale, l’artiste a donné naissance à Transcendance, une série aux tons pastel et à la douce tranquillité illustrant notre rapport ambivalent à la nature. Faisant l’éloge de la lenteur – poussant inexorablement à la réflexion – elle conte un territoire entre deux ères, immergé dans une nature verdoyante et habité par des humain·es aux attributs robotiques. Entretien.

Fisheye : Qu’est-ce qui te plaît, dans la photographie ?

Cinzia Romanin : Depuis petite, j’ai toujours été créative, engagée, assez sensible au monde qui m’entoure. Mes études d’architecture m’ayant forgé un regard critique, j’ai ressenti le besoin de trouver un moyen d’expression qui m’aiderait à démocratiser des problématiques architecturales et sociales environnementales parfois complexes. La photographie s’est trouvée être le médium idéal pour transcender les bulles sociétales, permettre à ma créativité de s’exprimer.

Mon approche du 8e art est lente, sociable, documentaire et artistique. Elle m’amène à ralentir, à réfléchir à chaque image afin de valoriser la qualité plutôt que la quantité. C’est aussi un excellent moyen d’aller à la rencontre de nouvelles personnes ! Il n’y a pas de place, dans mes projets, pour des « photos volées », au contraire, je dédie des heures aux personnes que je capture, quitte à refaire le monde autour d’un café, pour composer ensemble une image qui les représenterait au mieux.

Quand la série Transcendance a-t-elle pris forme dans ton esprit ?

J’ai commencé à l’élaborer durant la période de confinement liée au Covid, qui a été une période de grande anxiété et de profonde réflexion. C’était comme une sorte de pause au cours de laquelle j’ai pu m’intéresser de près au concept de résilience et lire beaucoup afin de trouver des réponses à mon écoanxiété grandissante.

© Cinzia Romanin

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Photographe
« Je me suis rendu compte du lien entre différents concepts : le patriarcat, le capitalisme, le racisme et le spécisme qui résultent simplement d’une idée de domination d’un genre, d’une classe sociale, d’une ethnie ou d’une espèce sur un·e autre. »
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Quelles étaient ces lectures ?

J’ai entre autres été marquée par la justesse des mots de Yona Friedman, dans Comment habiter la terre, qui prédisait déjà, dans les années 1970, une exacerbation des crises environnementales, sanitaires et migratoires causées par nos sociétés industrielles et capitalistes, tout en proposant des modes de vie alternatifs. Ce livre est d’ailleurs très bien pensé, puisqu’il est écrit à la main, avec des phrases très simples accompagnées de dessins qui permettent de rendre des concepts complexes intelligibles de tous·tes.

Il y a également Against the Anthropocene, de T.J. Demos qui appelle à dépasser la représentation esthétique de désastres écologiques pour s’adonner à la retranscription de récits alternatifs et de solutions désirables. C’est également ce que j’ai voulu faire avec ce projet : parler, à l’aide d’un support visuel simple et sensible, du sentiment complexe qu’est l’écoanxiété tout en offrant à voir des pistes de solutions, des exemples concrets de résilience.

Pour pallier à cette écoanxiété qui te possédait, tu as choisi une approche plutôt contemplative, pourquoi cette nécessité ?

Je pense qu’il est très important de ralentir dans un premier temps afin de pouvoir réfléchir à la manière dont on souhaite réagir face aux défis actuels plutôt que de se lancer tête baissée vers tout un tas de « fausses bonnes idées » qui paraissent certes idéales de prime abord, mais qui cachent en fait une montagne de problématiques à venir ! Dans un second temps, on peut alors se mettre en action afin de redonner du sens à nos vies et de réenchanter notre quotidien en modifiant certaines habitudes et en s’entourant de personnes partageant les mêmes idées dans le but d’en finir avec ce sentiment d’écoanxiété.

Comment ces sensations – la lenteur, le doute, la peur – se sont traduites dans ta prise de vue ?

Il faut savoir que dans chaque projet que j’élabore, j’aime beaucoup trouver le médium approprié au sujet abordé. Dans le cas de Transcendance, j’ai choisi d’utiliser une chambre argentique, car cela me permettait à la fois de ralentir, tout en intégrant au projet des expérimentations plus abstraites de jeux de lumières et de couleurs. Ainsi, je donne à voir des scènes quotidiennes sous un œil nouveau en y instaurant un climat de doute.

Par ailleurs, l’utilisation de pellicules couleur ou monochromes m’a aussi permis de différencier subtilement les images d’innovations technosolutionnistes de celles représentant des formes de décroissance. Tous ces stratagèmes visent dans un premier temps à capter l’attention grâce à une esthétique particulière, pour ensuite amener le public à se questionner sans pour autant imposer mon point de vue.

© Cinzia Romanin

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L’écoféminisme est une autre thématique qui semble t’avoir inspiré. Dans quelle mesure ?

C’est vrai. C’est en m’intéressant à des autrices écoféministes telles que Donna Haraway ou Vandana Shiva que je me suis rendu compte du lien qu’il pouvait y avoir entre différents concepts : le patriarcat, le capitalisme, le racisme et le spécisme qui résultent simplement d’une idée de domination d’un genre, d’une classe sociale, d’une ethnie ou d’une espèce sur un·e autre. C’est ainsi que j’ai pris conscience du nombre de frontières et de préjugés qu’il faudrait transcender pour espérer sortir de la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons. C’est d’ailleurs de là que provient le titre du projet.

Cela peut parfois effrayer de parler d’écoféminisme, car certain·es y voient avant tout la perte de leurs privilèges. J’hésite d’ailleurs – pour être honnête – à utiliser ce terme lorsque je présente le projet. Mais que l’on se définisse comme tel·le ou non, on est nombreux·ses à ressentir un certain mal-être, à réaliser que quelque chose cloche, que ce système de domination dans lequel nous nous trouvons nous éloigne de notre interconnexion avec le monde du vivant, qu’il n’a pas de sens. On sait qu’il faut agir dès à présent. Le slogan « We are nature defending itself » (« nous sommes la nature qui se défend », ndlr) d’organisations militantes résume vraiment bien ce sujet.

Qu’est-ce que ce projet photographique t’a apporté, finalement ?

Après réflexion, je pense que ce projet a agi sur moi comme une thérapie, car en l’élaborant, j’ai découvert de nombreux concepts géniaux, je me suis intéressée à des modes de vie et communautés alternatives et j’ai discuté durant des heures avec des personnes fantastiques. Tout cela a fini par avoir raison de mon anxiété, et j’espère que cette série aura le même impact sur le public : qu’il amènera un grand nombre de personnes à se questionner, à déconstruire certaines idées préconçues et, en découvrant ces récits de résiliences enviables, j’espère qu’il permettra d’atténuer diverses appréhensions face à un monde qui change et qui se doit, de toute façon, d’évoluer.

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