Midjourney ou DALL-E peuvent-ils nous faire oublier le sens de ce qu’est un auteur ? Créer à partir de ces logiciels expose-t-il à des problèmes éthiques ? Les photographes sont-ils définitivement dépossédés de leurs droits ? Artistes, avocats et spécialistes du droit d’auteur reviennent sur les nouveaux enjeux posés par l’intelligence artificielle. Cet article, signé Maxime Delcourt, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Lors de la semaine d’ouverture des Rencontres d’Arles, début juillet, une partie des amateurices et professionnel·les de la photographie semblait s’être donné rendez-vous autour d’une table ronde visant à comprendre le chamboulement provoqué par les nouvelles technologies : « Intelligences artificielles et photographie : quels enjeux pour les auteurs? » Tout laissait à penser que l’intelligence artificielle était le grand méchant loup. On y a parlé de « concurrence déloyale », du peu de profondeur des images générées ou de la nécessité de « mettre en place des garde-fous efficaces afin de préserver les intérêts économiques que l’IA pourrait déséquilibrer ». Cette dernière problématique est particulièrement complexe. À en croire Marie-Anne Ferry-Fall, directrice générale de l’ADAGP, il pourrait s’écouler un certain temps avant que ChatGPT, Midjourney ou DALL-E ne soient contraints de modifier leur mode de fonctionnement – au prix de nombreux efforts. Pour l’heure, ce fonctionnement repose sur un principe que l’on pourrait qualifier de « non-précision ». Tant qu’un artiste n’a pas contacté les serveurs pour s’opposer à l’utilisation de ses œuvres, l’IA considère qu’elles sont libres de droits. Quant au sort réservé aux images déclarées, et donc protégées, Marie-Anne Ferry-Fall soutient qu’il n’est pas très clair non plus : « Que se passera-t-il le jour où une œuvre sera exposée, photographiée par un passionné et publiée sur les réseaux sociaux dans la foulée ? La réponse est simple : l’œuvre pourra à nouveau être moissonnée par l’IA, puisque l’interdiction d’utilisation ne sera plus intégrée au fichier initial. »
Insécurité juridique
Faut-il pour autant laisser l’IA dicter sa loi et assouplir la protection des droits d’auteur ? À l’évidence, non : « De même que la présence d’OGM est précisée lorsqu’un produit en contient, il faut inventer un sigle pour les œuvres créées via une IA, estime Marie-Anne Ferry-Fall. Il est également temps d’éduquer les yeux à faire la distinction entre une œuvre artistique et des propositions visuelles créées à l’aide de l’intelligence artificielle. Surtout, j’estime qu’il est nécessaire de mettre en place un droit d’accès, un droit de rectification et un droit de suppression. » Directeur des affaires juridiques de la Scam, Nicolas Mazars avance quant à lui trois enjeux essentiels à l’heure actuelle : la nécessité pour les logiciels d’IA d’être transparents, le respect des droits d’auteur, et le risque d’éviction. « Ce serait intéressant, par exemple, d’obtenir de ces sociétés l’établissement d’une liste détaillée des données protégées par les droits d’auteur qui se retrouvent utilisées par l’IA. » Il regrette également que les moyens mis à disposition des artistes pour s’opposer à l’utilisation de leurs œuvres soient relativement précaires. Quant aux solutions envisagées ces dernières semaines, aucune ne semble rencontrer l’adhésion totale : « Soit on inverse complètement la donne et on oblige l’IA à solliciter l’autorisation d’utilisation, soit on instaure un régime où l’on contraint le maître d’œuvre à établir au préalable un accord avec le titulaire des droits, précise Nicolas Mazars, tout en énonçant une troisième solution, également à l’étude lors des discussions autour de l’AI Act — une loi de régulation adoptée par le Parlement européen en juin. Il y a aussi la possibilité de mettre en place une exception rémunérée, à l’instar de la copie privée. Reste la pire d’entre elles : que les ayants droit n’aient plus leur mot à dire sur l’utilisation et la reproduction de leurs travaux – ce qui a été voté au Japon, par exemple. »
Insécurité juridique
Tout l’enjeu actuel est donc de définir un cadre juridique et de proposer un panel d’options aux auteurs qui ne se limite pas à l’opt-out (« option de retrait »), cette technique leur permettant de réserver l’utilisation de leurs œuvres et autres contenus protégés. Seulement, est-ce vraiment dans l’intérêt de la création de limiter l’accès à toutes ces images? Sans négliger l’importance économique des droits d’auteur, ces derniers ne sont-ils pas avant tout un possible frein pour les artistes qui créent à partir de ces nouveaux outils? Inventer, n’est-ce pas puiser l’inspiration dans les imaginaires d’autres artistes, dans des œuvres préexistantes, qu’importe qu’elles soient traditionnelles ou générées par une machine ? On pense à l’exemple du sample, cette technique de production ayant permis l’éclosion du hip-hop, sa popularisation, en même temps que la (re)découverte d’artistes bien heureux·ses de sortir des limbes de l’histoire grâce à une nouvelle génération de musicien·nes. Marie-Anne Ferry-Fall rétorque : « On ne peut pas prétendre rendre hommage à quelqu’un·e en pillant son œuvre et en proposant quelque chose qui n’a rien à voir avec son propos initial. Si on veut lui rendre hommage, on demande son autorisation et on le·a rémunère si besoin. » De son côté, Nicolas Mazars est plus nuancé : « Que l’on soit clair, les droits d’auteur n’empêchent pas la circulation des œuvres. Toutes ces réflexions autour de la notion d’auteur ont surtout pour but de permettre à un·e artiste de vivre de sa production. » Quid également du copyright dans le cadre d’une œuvre produite à 60 % par une IA, par exemple ? « C’est évidemment une situation dont il faut définir le cadre. Car c’est bien là le problème : actuellement, l’insécurité juridique est autant du côté des auteurices que du côté des maîtres·sses d’œuvre de l’IA. Il y a un flou juridique qu’il convient d’éclaircir de toute urgence. Parce que le régime actuel ne permet ni d’accepter ni de refuser, et parce que des métiers comme photographe et traducteur sont extrêmement menacés. »
Actif depuis le début des années 2000, aujourd’hui adepte du numérique et de la photogrammétrie, l’artiste Dimitri Daniloff refuse toutefois de se montrer trop alarmiste. D’une part, parce que « la protection excessive d’une œuvre a tendance à l’appauvrir ». D’autre part, parce que l’on « vit au sein d’une époque où la circulation prime sur tout le reste. Mes images se propagent et sont mises à disposition d’autres artistes? C’est très bien, cela donne de la visibilité à mon travail. » Marie-Anne Ferry-Fall craint que l’usage de l’IA ne devienne la norme au sein des circuits artistiques, tandis que Nicolas Mazars confesse avoir « l’impression de vivre dans un roman d’Isaac Asimov ». Seule certitude : si l’intelligence artificielle continue d’agiter les esprits d’un point de vue juridique, elle ne cesse d’augmenter la créativité des artistes, invités désormais à élargir leur style, à étendre leur propre champ.