DA et IA en quête d’un new deal

14 septembre 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
DA et IA en quête d’un new deal
© Dimitri Daniloff
© Dimitri Daniloff

Midjourney ou DALL-E peuvent-ils nous faire oublier le sens de ce qu’est un auteur ? Créer à partir de ces logiciels expose-t-il à des problèmes éthiques ? Les photographes sont-ils définitivement dépossédés de leurs droits ? Artistes, avocats et spécialistes du droit d’auteur reviennent sur les nouveaux enjeux posés par l’intelligence artificielle. Cet article, signé Maxime Delcourt, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Lors de la semaine d’ouverture des Rencontres d’Arles, début juillet, une partie des amateurices et professionnel·les de la photographie semblait s’être donné rendez-vous autour d’une table ronde visant à comprendre le chamboulement provoqué par les nouvelles technologies : « Intelligences artificielles et photographie : quels enjeux pour les auteurs? » Tout laissait à penser que l’intelligence artificielle était le grand méchant loup. On y a parlé de « concurrence déloyale », du peu de profondeur des images générées ou de la nécessité de « mettre en place des garde-fous efficaces afin de préserver les intérêts économiques que l’IA pourrait déséquilibrer ». Cette dernière problématique est particulièrement complexe. À en croire Marie-Anne Ferry-Fall, directrice générale de l’ADAGP, il pourrait s’écouler un certain temps avant que ChatGPT, Midjourney ou DALL-E ne soient contraints de modifier leur mode de fonctionnement – au prix de nombreux efforts. Pour l’heure, ce fonctionnement repose sur un principe que l’on pourrait qualifier de « non-précision ». Tant qu’un artiste n’a pas contacté les serveurs pour s’opposer à l’utilisation de ses œuvres, l’IA considère qu’elles sont libres de droits. Quant au sort réservé aux images déclarées, et donc protégées, Marie-Anne Ferry-Fall soutient qu’il n’est pas très clair non plus : « Que se passera-t-il le jour où une œuvre sera exposée, photographiée par un passionné et publiée sur les réseaux sociaux dans la foulée ? La réponse est simple : l’œuvre pourra à nouveau être moissonnée par l’IA, puisque l’interdiction d’utilisation ne sera plus intégrée au fichier initial. »

© Dimitri Daniloff

Insécurité juridique

Faut-il pour autant laisser l’IA dicter sa loi et assouplir la protection des droits d’auteur ? À l’évidence, non : « De même que la présence d’OGM est précisée lorsqu’un produit en contient, il faut inventer un sigle pour les œuvres créées via une IA, estime Marie-Anne Ferry-Fall. Il est également temps d’éduquer les yeux à faire la distinction entre une œuvre artistique et des propositions visuelles créées à l’aide de l’intelligence artificielle. Surtout, j’estime qu’il est nécessaire de mettre en place un droit d’accès, un droit de rectification et un droit de suppression. » Directeur des affaires juridiques de la Scam, Nicolas Mazars avance quant à lui trois enjeux essentiels à l’heure actuelle : la nécessité pour les logiciels d’IA d’être transparents, le respect des droits d’auteur, et le risque d’éviction. « Ce serait intéressant, par exemple, d’obtenir de ces sociétés l’établissement d’une liste détaillée des données protégées par les droits d’auteur qui se retrouvent utilisées par l’IA. » Il regrette également que les moyens mis à disposition des artistes pour s’opposer à l’utilisation de leurs œuvres soient relativement précaires. Quant aux solutions envisagées ces dernières semaines, aucune ne semble rencontrer l’adhésion totale : « Soit on inverse complètement la donne et on oblige l’IA à solliciter l’autorisation d’utilisation, soit on instaure un régime où l’on contraint le maître d’œuvre à établir au préalable un accord avec le titulaire des droits, précise Nicolas Mazars, tout en énonçant une troisième solution, également à l’étude lors des discussions autour de l’AI Act — une loi de régulation adoptée par le Parlement européen en juin. Il y a aussi la possibilité de mettre en place une exception rémunérée, à l’instar de la copie privée. Reste la pire d’entre elles : que les ayants droit n’aient plus leur mot à dire sur l’utilisation et la reproduction de leurs travaux – ce qui a été voté au Japon, par exemple. »

« Depuis 2016, je photographie la Californie, créant une banque d’images que je considère comme une mémoire de moments et de lieux. En utilisant des réseaux adversaires génératifs (GAN), j’ai formé une machine à interpréter ces empreintes mémorielles, générant une vision artificielle unique propre à mes données. En injectant ces photos dans des modèles de génération d’images (IA), je crée de faux souvenirs, mélangeant les fragments capturés avec des échos parfois personnels. » An Electronic Legacy © François Bellabas

Insécurité juridique

Tout l’enjeu actuel est donc de définir un cadre juridique et de proposer un panel d’options aux auteurs qui ne se limite pas à l’opt-out (« option de retrait »), cette technique leur permettant de réserver l’utilisation de leurs œuvres et autres contenus protégés. Seulement, est-ce vraiment dans l’intérêt de la création de limiter l’accès à toutes ces images? Sans négliger l’importance économique des droits d’auteur, ces derniers ne sont-ils pas avant tout un possible frein pour les artistes qui créent à partir de ces nouveaux outils? Inventer, n’est-ce pas puiser l’inspiration dans les imaginaires d’autres artistes, dans des œuvres préexistantes, qu’importe qu’elles soient traditionnelles ou générées par une machine ? On pense à l’exemple du sample, cette technique de production ayant permis l’éclosion du hip-hop, sa popularisation, en même temps que la (re)découverte d’artistes bien heureux·ses de sortir des limbes de l’histoire grâce à une nouvelle génération de musicien·nes. Marie-Anne Ferry-Fall rétorque : « On ne peut pas prétendre rendre hommage à quelqu’un·e en pillant son œuvre et en proposant quelque chose qui n’a rien à voir avec son propos initial. Si on veut lui rendre hommage, on demande son autorisation et on le·a rémunère si besoin. » De son côté, Nicolas Mazars est plus nuancé : « Que l’on soit clair, les droits d’auteur n’empêchent pas la circulation des œuvres. Toutes ces réflexions autour de la notion d’auteur ont surtout pour but de permettre à un·e artiste de vivre de sa production. » Quid également du copyright dans le cadre d’une œuvre produite à 60 % par une IA, par exemple ? « C’est évidemment une situation dont il faut définir le cadre. Car c’est bien là le problème : actuellement, l’insécurité juridique est autant du côté des auteurices que du côté des maîtres·sses d’œuvre de l’IA. Il y a un flou juridique qu’il convient d’éclaircir de toute urgence. Parce que le régime actuel ne permet ni d’accepter ni de refuser, et parce que des métiers comme photographe et traducteur sont extrêmement menacés. »
Actif depuis le début des années 2000, aujourd’hui adepte du numérique et de la photogrammétrie, l’artiste Dimitri Daniloff refuse toutefois de se montrer trop alarmiste. D’une part, parce que « la protection excessive d’une œuvre a tendance à l’appauvrir ». D’autre part, parce que l’on « vit au sein d’une époque où la circulation prime sur tout le reste. Mes images se propagent et sont mises à disposition d’autres artistes? C’est très bien, cela donne de la visibilité à mon travail. » Marie-Anne Ferry-Fall craint que l’usage de l’IA ne devienne la norme au sein des circuits artistiques, tandis que Nicolas Mazars confesse avoir « l’impression de vivre dans un roman d’Isaac Asimov ». Seule certitude : si l’intelligence artificielle continue d’agiter les esprits d’un point de vue juridique, elle ne cesse d’augmenter la créativité des artistes, invités désormais à élargir leur style, à étendre leur propre champ.

À lire aussi
 « J'ai longtemps été frustré par la photo 2D »
 « J’ai longtemps été frustré par la photo 2D »
Le photographe Dimitri Daniloff s’est associé à l’artiste plasticien Tamal De Canela pour questionner la réalité et ses perspectives….
30 janvier 2019   •  
Écrit par Anaïs Viand
POST et les virilités artificielles de Sander Coers
© Sander Coers
POST et les virilités artificielles de Sander Coers
En s’attachant à représenter la période du passage à l’âge adulte chez les hommes – une thématique inhérente à son œuvre – Sander Coers…
10 août 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Trouble, Fisheye #61 interroge l’intelligence artificielle
© Lu Hong
Trouble, Fisheye #61 interroge l’intelligence artificielle
Au cœur des débats actuels, l’intelligence artificielle attire autant qu’elle rebute. Loin de défendre ou de blâmer son utilisation, le…
06 septembre 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
La sélection Instagram #514 : images indociles
© séquoia photos / Instagram
La sélection Instagram #514 : images indociles
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine incarnent, chacun·e à leur manière, le thème de la 56e édition des célèbres...
08 juillet 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Yves Saint Laurent : une histoire en miroir de la photographie et la mode
Polaroïd pris par le personnel de la maison de couture, cabines du 5, avenue Marceau, Paris. Robe de mariée portée par Laetitia Casta, collection haute couture printemps-été 2000, janvier 2000. © Yves Saint Laurent © Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent
Yves Saint Laurent : une histoire en miroir de la photographie et la mode
Cet été, parmi les accrochages à retrouver aux Rencontres d’Arles se compte Yves Saint Laurent et la photographie, visible à la Mécanique...
07 juillet 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Wolfgang Tillmans revient sur sa carte blanche au Centre Pompidou
Wolfgang Tillmans à la Bpi, janvier 2025 © Centre Pompidou
Wolfgang Tillmans revient sur sa carte blanche au Centre Pompidou
Le Centre Pompidou lui donne carte blanche jusqu’au 22 septembre 2025, dernier accrochage avant la fermeture du bâtiment pour cinq ans de...
03 juillet 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Marco Dos Santos fait feu de tout bois
© Marco Dos Santos
Marco Dos Santos fait feu de tout bois
Mais peut-il seulement tenir en place ? Depuis plus de vingt ans, Marco Dos Santos trace une trajectoire indocile à travers les scènes...
02 juillet 2025   •  
Écrit par Milena III
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Nan Goldin, lauréate du prix Women in Motion 2025, présente Syndrome de Stendhal
Jeune amour, 2024 © Nan Goldin. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Gagosian.
Nan Goldin, lauréate du prix Women in Motion 2025, présente Syndrome de Stendhal
Ce mardi 8 juillet, Nan Goldin a reçu le prix Women in Motion au Théâtre Antique d’Arles, qui affichait complet. À cette occasion...
11 juillet 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Erica Lennard : « L'amitié féminine était une réalité que nous vivions pleinement »
Elizabeth, Californie, printemps 1970. © Erica Lennard. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / La Galerie Rouge.
Erica Lennard : « L’amitié féminine était une réalité que nous vivions pleinement »
Erica Lennard présente Les Femmes, les Sœurs à l’espace Van Gogh dans le cadre de la 56e édition des Rencontres d’Arles. L’exposition est...
11 juillet 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Camille Lévêque décortique la figure du père
© Camille Lévêque. Glitch, 2014. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Camille Lévêque décortique la figure du père
Dans À la recherche du père, Camille Lévêque rend compte de questionnements qui l’ont traversée pendant de longues années....
10 juillet 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Le Brésil au grand angle
De la série Rua Direita, São Paulo, SP, vers 1970. © Claudia Andujar. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles.
Le Brésil au grand angle
Climat et transition écologique, diversité des sociétés, démocratie et mondialisation équitable… tels sont les trois thèmes de la saison...
10 juillet 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine