Dans Fisheye, les photographes combattent hors front

Dans Fisheye, les photographes combattent hors front
© Orianne Ciantar Olive
© Andrea Sena
© Andrea Sena

Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. La guerre germe sur la surface du globe. Dans cette violence éternelle, les photographes tentent de raconter les récits de celles et ceux qui la vivent sans pour autant être des soldat·es armé·es sur le front. Du quotidien en couleur, à l’insurrection contrastée, les artistes révèlent les blessures, dénoncent l’oppression et appellent peut-être à un lendemain pacifiste. Dans une volonté de marquer l’intemporalité de ces conflits qui sévissent depuis toujours, beaucoup d’entre elles·eux optent pour une approche photographique en noir et blanc. Lumière sur certain·es : Andréa Sena, Orianne Ciantar Olive, Akihiko Okamura, Robin Tutenges, Michel Slomka et Lisa Bukreyeva.

Une jeunesse rebelle face à l’oppression étrangère

Dans l’obscurité des nuits en Ukraine, Andréa Sena capture à coup de flash une jeunesse en pleine résistance. Loin de la ligne de front, c’est dans des soirées clandestines à Lviv et Odessa en 2023 que la rébellion face à Vladimir Poutine a peut-être véritablement lieu. Désir de liberté, amours queers, musique techno et refus de se soumettre au conflit constituent Nuits Clandestines. « Les traumatismes se soignent par la musique assourdissante et certaines personnes se laissent aller à la consommation de drogues afin d’exorciser la douleur d’un souvenir », raconte la photographe, témoin de cette vie souterraine à laquelle s’adonnent militaires, déserteurs et amoureux·ses de la vie après un an de guerre. Sur les corps en transe, dans les baisers provocateurs, le message est clair : « Nous ne voulons plus entendre le bruit des sirènes. Face à Poutine, crions que nous vivons » confesse-t-elle. Ces cris qui viennent du plus profond des poumons des ukrainien·nes résonnent sur les images monochromes d’Andréa Sena. « Le noir et blanc renforce la dimension intemporelle de ces histoires. Parce qu’elles engagent et, vu notre climat géopolitique, elles seront toujours d’actualité », conclut-elle.

La guerre est omniprésente, aussi, dans le travail d’Orianne Ciantar Olive. Elle entame sa carrière comme photojournaliste au Proche-Orient, puis réalise des travaux visuels en France, en Bosnie et plus récemment au Liban dans sa série Ruines Circulaires. Lorsque la Russie déclare la guerre à l’Ukraine en 2022, elle crée une plateforme sur Instagram, Stuck in Here, pour que la jeunesse puisse s’exprimer librement sur ce qu’elle vivait. « La question des civils a toujours été centrale dans mon travail, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser au siège de Sarajevo et aux appels à l’aide restés à l’époque dans un silence assourdissant… », confie la photographe. Coincée entre les enrôlements de force, la volonté de fuir à l’étranger, ou de rester auprès de ses proches, la jeunesse ukrainienne dépeint alors son quotidien en images à travers ce compte Instagram, où la violence se « révèle peut-être même plus que [sur] les photographies les plus atroces, explique Orianne Ciantar Olive. Elle se loge, comme au montage d’un film, dans la césure, dans les interstices et au final dans l’imaginaire, dont on connaît le pouvoir. » Fêtes, rires, amour ou folie sont les ingrédients les plus puissants pour contrer cette guerre qui « n’est malheureusement qu’un recommencement permanent », rappelle-t-elle.

© @yourspecial.kk / Instagram
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Photographie d'Akihiko Okamura montrant une rue d'Irlande.
Fountain Street, Derry, Irlande du Nord, vers 1969 © Estate of Akihiko Okamura
Photographie d'Akihiko Okamura montrant une rue d'Irlande pendant le conflit.
Mémorial improvisé sur Lecky Road, Derry, 1971. L’endroit où Desmond Beattie (19 ans) a été abattu le 8 juillet 1971 par l’armée britannique. Quelque douze heures plus tard, Seamus Cusack (28 ans) a été tué non loin de là. Ce sont les premières personnes à avoir été assassinées par l’armée britannique à Derry. © Estate of Akihiko Okamura

Vivre en ville en période de conflit

Akihiko Okamura s’installe avec sa famille en Irlande du Nord en 1969, ne soupçonnant pas que la guerre civile se trouve au tournant de la décennie suivante. Déjà marqué par la guerre du Vietnam, qu’il avait couvert en tant que photojournaliste, le photographe japonais décide de rester vivre sur l’île dans la maison qu’il venait d’acheter avec son épouse, malgré les violences et l’agitation politique qui vont durer près de trente ans. Loin de vouloir suivre la même approche que ses confrères et consœurs journalistes qui saisissent le conflit en noir et blanc, il s’empare de pellicules en couleurs pour rendre compte de « la permanence du quotidien dans l’impermanence de la guerre » détaille Pauline Vermare, historienne de la photographie et directrice du livre Souvenirs des autres, première monographie française de l’auteur, publiée aux éditions Atelier EXB. Si ses sujets principaux sont les bouteilles de lait fraîchement livrées sur le pas de la porte, des enfants en habits du dimanche jouant dans la rue, ou des passant·es lisant le journal, la réalité de la guerre est palpable en arrière-plan. « Comme l’exprime le critique Seán O’Hagan dans le livre, ce sont aujourd’hui les photos les plus proches de ce que [les populations] ont ressenti lors de cette guerre civile », affirme-t-elle.

Lorsqu’il arrive en Ukraine pour couvrir la lutte armée, Robin Tutenges se heurte à une foule de photojournalistes expérimentées sur le sujet. Désireux de raconter une jeunesse ukrainienne qui lui ressemble, le photographe français s’en va parcourir les différentes villes du pays en quête de la communauté skate, qui se réapproprie l’espace urbain profondément modifié par la réalité de la guerre. « Historiquement, [le skateboard] se pratique dans la street. Or depuis l’invasion russe, la physionomie des rues a été complètement chamboulée », explique Robin Tutenges. Présence de chars militaires, éclat d’obus ou ruine parsèment à présent le paysage. En capturant ces danses sur le béton rugueux, il raconte une histoire de lutte car, face à la terreur russe, il ne faut pas s’empêcher de vivre. « C’est devenu une lucarne vers la liberté au milieu du chaos et des angoisses. Un remède aux traumatismes de la guerre, un soutien psychologique vital pour une jeunesse déboussolée », raconte-t-il. Son travail est entièrement réalisé à l’argentique et en noir et blanc, pour traduire d’une double approche : « Rendre ces images intemporelles, comme cette guerre qui plonge la jeunesse ukrainienne dans un conflit d’un autre temps – celui de l’Union soviétique – mais aussi renforcer le contraste entre la pratique du skateboard et les traces visibles du conflit… », soutient le photographe.

Un skateur et des chars en Ukraine, par Robin Tutenges
© Robin Tutenges / avec le soutien du Cnap
Un skateur dans le métro en Ukraine par Robin Tutenges
© Robin Tutenges / avec le soutien du Cnap
Alexander Macievsky © Lisa Bukreyeva
Bakhmut, 2023 © Lisa Bukreyeva

Archéologie des images et des territoires marqués par la guerre

Lisa Bukreyeva est installée à Kiev en Ukraine. Comme ses concitoyen·nes, elle vit la guerre autant à travers sa télévision que par-delà ses fenêtres. Car cette guerre est filmée, photographiée, continuellement, par des militaires ou des civil·es, puis postée sur les réseaux sociaux. L’artiste se transforme alors en archéologue de l’image et puise dans des heures de films. Elle explique : « Le processus est simple : je collecte plusieurs giga-octets de vidéos, je les passe en revue et je sélectionne celles avec lesquelles je souhaite travailler. Ensuite, je vérifie les faits, je fais des captures d’écran, puis je les imprime, les sèche et les scanne. La sélection est influencée par mon expérience et mes connaissances. » À travers ce travail, intitulé Don’t Look at the Pain of Others, elle rappelle l’horreur de la guerre, qui dans le flux d’images semble être devenue ordinaire, elle sort les victimes de l’anonymat pour leur redonner une dignité et finalement questionne l’indifférence et la mémoire collective.

La guerre laisse des traces autant sur les esprits, sur les corps et que sur les paysages. Dans une volonté de révéler l’histoire et la mémoire qui s’inscrivent dans le territoire, Michel Slomka travaille avec l’image satellite. Dans sa série Topographies II – Ukraine, il compile des vues du ciel d’infrastructures civiles ou militaires, des paysages creusés de tranchées ou de fossés anti-chars en Ukraine, en noir et blanc, avec des lignes de codes mettant en lumière le programme de cyberinvasion russe — le virus nommé Hermetic Wiper. « Le paysage est une sorte de livre d’Histoire qui sédimente des différentes époques et dans lequel on peut remonter le temps », soutient le photographe et membre de l’agence MYOP, avant de rappeler que le conflit russo-ukrainien remonte plus loin que l’invasion russe en février 2022. Ces lignes, ces motifs invisibles à hauteur d’humain plongent le photographe dans une réflexion sur le langage et « le sens même du mot “Ukraine” dont la racine étymologique est kraï, ce qui signifie frontière, bord d’un fossé ou d’une blessure » et sur les liens entre le monde réel et le cyberespace qui constitue une nouvelle zone de guerre.

UKRAINE – Une archéologie des tranchées de la ligne de front du Donbass, creusées entre 2014 et 2017 pour la plupart (localisations et dates de prises de vues satellitaires dans le nom du fichier). Source des images : Google Earth. Image ©2022 Maxar Technologies Marioupol Ouest, février 2016. © Michel Slomka / MYOP
UKRAINE – Une archéologie des tranchées de la ligne de front du Donbass, creusées entre 2014 et 2017 pour la plupart (localisations et dates de prises de vues satellitaires dans le nom du fichier). Source des images : Google Earth. Image ©2022 Maxar Technologies Marioupol Ouest, décembre 2015. © Michel Slomka / MYOP
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