Dans Fisheye, les photographes japonais·es écrivent des histoires au féminin

13 septembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Dans Fisheye, les photographes japonais·es écrivent des histoires au féminin
© Sakiko Nomura

Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Les photographes japonais·es dressent les récits de femmes puissantes affrontant avec ténacité les carcans de la société patriarcale où érotisation déplacée et discrimination de genre sont monnaie courante. Et si les femmes photographes japonaises sont longtemps restées aux oubliettes, notre époque tournée vers le féminisme les remet peu à peu sur le devant de la scène. Laissant les male gaze sur la touche de l’Histoire, pour un présent plus féminin. Lumière sur certain·es : Momo Okabe, Kusukazu Uraguchi, Mayumi Suzuki, Sakiko Nomura, Ken Domon, et Shiori Ota.

Femmes se promenant, 1950 © Ken Domon / Ken Domon Museum of Photography.

Une archive précieuse

C’est dans la rue que le prolifique photojournaliste Ken Domon capture les passantes dans les années 1950. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Archipel est inondé de mode américaine et de modernité. Les Japonaises délaissent alors de plus en plus le traditionnel kimono pour quelques foulards et lunettes de soleil aux designs extravagants. Dans sa série Les Femmes se promenant, Ken Domon et ses sujets entrent dans un jeu de « suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis », où la mise en scène est proscrite, et l’instant est saisi grâce à une certaine complicité des promeneuses. Elles arborent avec panache des robes blanches à bretelle et s’expriment en femmes libres et modernes — elles obtenaient le droit de vote trois ans plus tôt. À travers ses images, un témoignage d’une société japonaise en pleine mutation et d’un tournant historique pour les femmes.

Si les ama, les plongeuses-pêcheuses japonaises, ont longtemps été érotisées dans la littérature et dans l’art, Kusukazu Uraguchi a su les représenter pour ce qu’elles étaient réellement : des pêcheuses, plongeant en apnée. Le photographe amateur, natif de Shima, considéré comme le berceau des ama, s’est fait une place parmi ces femmes de la mer, sur les bateaux, sous l’eau, et sur les plages. « L’ancrage local du travail d’Uraguchi dans sa ville d’origine lui permet d’exclure tout regard exotique sur les plongeuses-pêcheuses, analyse Sonia Voss, commissaire de l’exposition Ama pour les Rencontres d’Arles 2024. Aucune de ses photographies ne les représente érotisées. Dans un texte, il se réjouit même de l’arrivée des combinaisons en néoprène qui facilitent leur condition de travail, leur permettant d’appréhender plus facilement des eaux froides. » Ces sirènes, vêtues de blanc qui peuplent les rivages du Japon depuis près de trois mille ans, sont aujourd’hui en voie de disparition. Pour cause, l’arrivée de la pêche intensive et moderne. Les images de Kusukazu Uraguchi constituent donc une documentation considérable, une archive précieuse sur ces femmes robustes et leur rapport à la mer.

© Uraguchi Kusukazu. Sous l’eau, 1965. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu.
© Uraguchi Kusukazu. Au large, 1974. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu.
Ilmatar © Momo Okabe

Maternités alternatives dans un Japon conventionnel

Être enceinte et asexuelle n’est pas incompatible pour Momo Okabe. Dans son livre Ilmatar, inspirée du conte épique d’une déesse vierge fécondée par les vagues et le vent, la photographe narre sa grossesse possible grâce à une fécondation in vitro et sa relation aux corps des autres. « Je ne cherche pas à me connecter à l’autre par ce moyen, confie-t-elle. Depuis ma grossesse, j’ai encore plus de mal à accepter le fait qu’autant de personnes tombent enceintes en faisant l’amour. Je hais personnellement l’organe génital masculin, et perçois le sexe comme quelque chose de honteux. » Ses images aux couleurs criardes et aux cadrages crus relatent sa maternité atypique, dans un Japon conventionnel et traditionnel, et la notion complexe du charnel, qu’elle peine à comprendre.

Mayumi Suzuki, elle aussi, veut un enfant. Pourtant, il fait mauvais à être une femme infertile dans un des pays au taux de natalité le plus bas au monde. Dans sa série Hōjō, elle raconte son histoire, où le noir, le blanc et le rouge sont les synonymes de ses douleurs : moments éprouvants de ses traitements pour l’infertilité, ses tentatives de fécondation in vitro et le rejet de la société. Photographies des mouvements de son propre corps, parfois suggérées, parfois graphiques, échographies et légumes déformés, qui font écho aux discriminations dont sont sujettes les femmes infertiles, composent les chapitres d’une expérience vécue par de nombreuses femmes dans le monde.

Ilmatar © Momo Okabe
© Mayumi Suzuki. Hōjō
© Mayumi Suzuki. Hōjō
© Sakiko Nomura / Éditions Echo 119

Détourner le rapport au corps

L’intime et le corps sont profondément ancrés dans l’approche visuelle de Sakiko Nomura. Celle qui a l’habitude de photographier les corps nus des hommes, raconte aussi les étreintes, les blessures de la guerre et les mystères qui planent dans les chambres à coucher à travers la peau des femmes. Elle interroge le rapport à la pudeur, le détourne, elle met en images le chaos, la solitude et l’amour. Polaroid, solarisation ou clichés en noir et blanc, la photographe japonaise saisit toujours avec justesse la sensualité, l’érotisme et le chagrin qui émanent des histoires au féminin.

Les normes de beauté japonaises sont véhiculées dans des magazines de mode : peau blanche, corps minces et grands yeux. « Lorsque j’étais adolescente, je ne me sentais pas à l’aise avec la vision que j’avais de mon corps, car je ressentais une forte pression pour devenir plus mince » raconte Shiori Ota. Aujourd’hui, dans l’industrie de la mode, la photographe souhaite s’affranchir de ces dictats. Sur ses photographies, des jeunes femmes dont les courbes et les dessous-de-bras cassent les codes imposés par la société, prennent leurs aises dans le confort d’une pièce d’intime, sous une couette chaude ou devant le filtre d’une story Instagram. Une façon de « [se] prouver que, quelle que soit son apparence, on peut toujours briller à sa manière » conclut-elle.

© Sakiko Nomura
© Shiori Ota
© Shiori Ota
© Sakiko Nomura
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