« Ce sont les vestiges de nuits passées au volant, du temps qui s’écoule, de choses presque vues, mais jamais pleinement saisies. Le passé n’est jamais immobile, il est toujours en mouvement, tout comme nous. »
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Jana Sojka, photographe dont nous vous avions déjà présenté les collages. Pour Fisheye, elle revient sur l’une des mystérieuses compositions de sa série Night Drive, où la nuit devient floue et suggère autant le mouvement du paysage que les pensées vagabondes.
Au cœur de l’œuvre de Jana Sojka se trouve la mémoire. Au fil de ses compositions, la photographe l’explore en convoquant les thèmes de l’identité, de l’éphémère et de la réalité évanescente, celle qui s’exprime dans des détails qui s’évanouissent avant même que nous en saisissions la portée. Dans Night Drive, ces réflexions se matérialisent dans des collages flous aux nuances de bleus et de magenta. Glanées au gré de promenades nocturnes en voiture, les images sont pensées en diptyques. Le mouvement du temps croise une nostalgie singulière, qui se détache du passé. L’artiste nous révèle ici ce point de vue par l’entremise d’un tirage nommé « Sleep Well ».
Des fragments de temps dérobés
« Conduire la nuit, c’est comme glisser entre deux mondes, où le temps est flottant et où le passé demeure hors de portée. Je ne sais pas où je vais, je sais seulement que je dois continuer à avancer. Je conduis sans destination. L’acte de se déplacer suffit.
Mes mains réagissent avant mon esprit. L’appareil photo se déclenche. Une fraction de seconde, un instant volé au temps lui-même. Je ne vois pas ce que j’ai capturé, enfin pas vraiment. C’était trop rapide, trop fugace, disparu avant que mon cerveau ne puisse en saisir le sens. Mais le boîtier fige ce que je ne peux pas voir.
C’est l’essence même de mon travail : l’éphémère, l’inaperçu, l’espace liminal entre la vision et l’oubli. Il y a quelque chose de réconfortant dans le flou, dans la façon dont les paysages se dissolvent avant de prendre forme. La nostalgie n’est pas dans le passé, mais dans l’instant qui disparaît. Elle s’installe, non pas pour l’image elle-même, mais pour le sentiment qu’elle suscite.
Parfois, je pense même que la nostalgie ne regarde pas du tout le passé. Elle concerne les choses que nous n’avons jamais vues. Les endroits que nous avons traversés, mais que nous n’avons jamais connus. Les visages qui défilent dans la foule et que l’on ne reverra jamais. Il s’agit de la version de nous-mêmes qui n’a existé qu’en mouvement, dans les espaces calmes entre le départ et l’arrivée. C’est pourquoi je continue à conduire, à appuyer sur l’obturateur, à essayer de capturer ce qui n’était pas censé l’être.
Tels sont mes tirages : des fragments de temps, dérobés dans la précipitation du mouvement. Il ne s’agit pas de documenter la réalité, mais de préserver ce qui est déjà en train de nous échapper. Un moment que l’on ne voit pas, mais que l’on ressent. Les paysages que je traverse n’existent que dans des éclats, des impressions passagères, dans l’espace entre hier et aujourd’hui. Pour moi, la photographie n’est pas une question de clarté. C’est une question de recherche. Il s’agit de la douleur de se souvenir de quelque chose qui n’était pas censé être retenu.
J’y trouve la preuve de moments que j’ai à peine vécus, des échos de quelque chose de familier et pourtant de lointain. Ce sont les vestiges de nuits passées au volant, du temps qui s’écoule, de choses presque vues, mais jamais pleinement saisies. Le passé n’est jamais immobile, il est toujours en mouvement, tout comme nous.
La nostalgie est dans la couleur des choses qui se fanent, dans le temps se dérobant entre nos doigts. C’est la raison pour laquelle je continue à la poursuivre, à appuyer sur l’obturateur, à essayer de m’accrocher à quelque chose de volatil, mais je vous en prie, n’y songez pas et dormez bien. »