La Galerie Esther Woerdehoff présente Cutting Edge, une œuvre mystérieuse à la beauté troublante signée Thierry Cohen. Reliques d’un peuple longtemps révolu ou témoins d’un avenir extra-terrestre ? Réalisées durant le confinement, ses images interrogent la relation nocive que l’Homme tient avec son environnement, et la réponse dépasse tout cadre spatio-temporel.
Fisheye : Peux-tu nous raconter comment tu es venu à la photographie ?
Thierry Cohen : Je suis autodidacte, mais j’ai eu la chance de pouvoir pratiquer et expérimenter la photographie très jeune. Adolescent je passais mon temps libre dans la chambre noire du laboratoire scientifique de mon père. Après quelques années d’études supérieures, au milieu des années 80, j’ai assisté de nombreux photographes.
En parallèle, j’ai passé des nuits entières à apprendre à me servir des premiers ordinateurs Apple et de leurs applications graphiques. Apple – qui avait moins de dix ans – les mettait à disposition de quelques artistes dans leurs locaux franciliens, avant même la naissance de Photoshop. Cette collaboration a été essentielle dans mon approche du numérique. Cela m’a permis de voir clairement ce qui allait advenir de la photographie. Mon approche était empirique, à un temps ou bugs des logiciels et dysfonctionnements des machines étaient monnaie courante. C’était plutôt formateur ! J’ai par la suite collaboré avec des agences de presse photo – Kipa puis Stills. Ma pratique professionnelle, entre portraits de célébrités, photographies d’architecture, images d’illustrations, était l’occasion de faire intervenir les techniques numériques appliquées à l’image fixe. De 1994 à 2005, j’ai collaboré avec de grands labels discographiques du répertoire classique comme Erato, EMI, Warner, Universal, en tant que photographe, directeur artistique, designer graphique, ce qui m’a permis d’enrichir ma pratique.
Et quelles séries ont marqué ton œuvre ?
En 2008, j’ai décidé de me consacrer essentiellement à mon travail personnel avec la série Binary Kids. Cette série questionnait l’avenir des jeunes confrontés aux réseaux et technologies numériques, mais aussi la photographie dans son rapport au réel.
À partir de 2010, entre mégapoles et déserts, j’ai travaillé à la réalisation de la série Villes éteintes pour redonner à voir les étoiles dans les villes et sensibiliser le public au problème de la pollution lumineuse – conséquence de l’activité humaine.
à g. Binary Kids, no.15, 130×106 cm Edition de 5 ; à d. Binary Kids, no.14, 130×106 cm Edition de 5
© Thierry Cohen 2008 avec l’autorisation de l’artiste
Tu as l’habitude de voyager tout autour du monde, comment le confinement a bouleversé ta pratique ?
Le premier confinement ne laissait guère le choix. Assigné à résidence, j’ai dû suspendre la réalisation de ma série en cours, Carbon Catcher… Après quinze premiers jours sidérés, je devais me remettre au travail.
Je vis à Monségur en Gironde, et mon quotidien a été de lire en ligne quelques titres de la presse française et internationale, des parutions scientifiques, des blogs, et quelques livres. La lecture fut mon seul rempart contre l’intoxication véhiculée par les réseaux sociaux et les chaînes d’informations en continu. Je tentais de comprendre ce que nous vivions et de réfléchir à l’après. L’avenir doit nécessairement prendre en compte la crise inédite que le monde était – et est toujours – en train de vivre.
Les métropoles désertes du printemps dernier font penser à tes Villes éteintes…
Loin de Paris, je ne pouvais pas photographier la ville désertée, endormie et silencieuse. Toutes ces images présentes sur les réseaux m’étaient familières pour les avoir imaginées et créés entre 2009 et 2012 lors de la réalisation du premier opus de mes Villes éteintes. Mais j’ai regretté de ne pas pouvoir m’y rendre, un temps, pour ressentir ce réel. Soit dit en passant, être proche de la nature me convenait parfaitement et me permettait d’avoir l’esprit libre, et je reconnais que c’était un privilège extraordinaire. Ce premier confinement a été très fertile.
“Paris 48° 51’ 52’’ N 2021-07-14 UTC 22:18”, Villes éteintes – © Thierry Cohen 2012, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
Une découverte exceptionnelle est alors venue renouveler ta pratique ?
Comme beaucoup de mes collègues, je me suis tourné vers mes archives. J’ai ouvert de vieux tiroirs, et j’ai retrouvé dix-neuf pointes de flèches du Néolithique que des amis m’avaient confiées plus d’un an auparavant. Ces pointes de flèches, dont la plus grande mesure à peine 6 cm, étaient extraordinaires par leur matière, la précision de leur taille, leur dessin, et par cette rémanence d’un passé si lointain.
La photographie, au-delà de la représentation du réel, permet aussi de montrer ce que l’on ne voit pas ou ce que l’on ne voit plus. Mon quotidien, outre la lecture, aura été, durant cette “parenthèse Covid”, de photographier au plus près ces armes façonnées, sculptées, ciselées par des hommes devenus sédentaires il y a plus de 6000 ans. Ces derniers ont probablement subi les premières épidémies mortelles et dévastatrices, décimant les premiers rassemblements de populations.
Avec la précision des prises de vues en macrophotographie, j’ai plongé dans la matière de ces pierres. J’ai découvert des paysages, j’ai exploré de nouveaux territoires, j’ai retrouvé les étoiles, la voie lactée. J’ai retrouvé les nuits noires au plus loin des zones habitées où j’aime me réfugier. Ces nuits devenues inaccessibles à cause de la crise sanitaire et de ses restrictions, revenaient à moi par ces pointes de flèches, comme un voyage intérieur : voilà le point de départ de la série Cutting Edge.
Dans ce travail, tu dépasses de loin les cadres spatio-temporels du confinement. Quelle est ici ta relation au temps ?
Le fait d’être confiné était très réel. Mais lorsque je pensais au virus – à sa taille et à son impact – je n’avais aucune idée de ce que le futur pourrait nous réserver. Néanmoins, en gardant une approche analytique et en combinant les recherches issues de mes précédents projets (la déforestation, la pollution atmosphérique, etc.), j’ai réussi à trouver des connexions entre plusieurs temporalités. Cutting Edge évoque simultanément, le monde entier, les diverses périodes de l’histoire, et même l’avenir.
Mon travail repose toujours sur des associations photographiques et conceptuelles. Je ne donne pas de réponses directes mais des indices. J’interroge le spectateur qui alors peut trouver des correspondances subtiles entre le passé, le présent, le futur et trouver ses propres réponses.
“March 17, 2020 – Libération”. 120×96 cm, Edition de 3 – © Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
Et le rapport entre la covid et ces pointes de flèches du Néolithique ?
Le SARS-cov2, virus de 125 nanomètres de diamètre, a précipité nos sociétés modernes dans une crise sans précédent. Les échelles ont de quoi faire sourire. Il aura été révélateur des injustices et des fragilités de notre époque. Il est une des conséquences de nos modes de vie, et de nos maltraitances sur la biodiversité et le monde vivant.
Ces pierres ont été façonnées par des hommes devenus sédentaires il y a plus de 4000 ans avant notre ère, alors que des épidémies décimaient les premiers centres de populations : elles sont devenues des armes. Ces pointes de flèches témoignent d’un début de changement radical de nos comportements avec la nature, qui aboutira à notre exploitation et à la destruction progressive et massive de celle-ci.
Pourquoi avoir associé à ses images des extraits de presse ?
Lors du confinement, nos rapports aux autres et au monde n’existaient plus qu’au travers des écrans connectés aux réseaux numériques. En capturant ces dix-neuf pointes de flèches, j’ai commencé un long travail de rapprochement en associant à chacune d’elles un extrait d’article de presse ou de texte. Ces derniers interrogeaient un mode de vie planétaire dominé par la consommation, ses effets toxiques sur le corps, l’apparition des zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’homme), mais aussi le pouvoir des États et de ses représentants. Ce qui a alors surgit, c’est la trace de mon confinement, en écho à un confinement quasiment mondial. C’est l’inversion de nos vies d’avant : la conséquence directe de la crise sanitaire engendrée par l’apparition de la Covid-19.
April 24, 2020 – Harvard University. 120×96 cm, Edition de 3 – © Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
Quel message cherches-tu à véhiculer avec cette série ?
Mon travail questionne la place de l’Homme dans son environnement, les conséquences de ses choix économiques, de ses sociétés, et de son exploitation des ressources naturelles. Il interroge également notre avenir et notre survie en tant qu’espèce sur cette planète. Un virus est un parasite qui dépend de son hôte pour se répliquer, parfois jusqu’à le faire mourir. L’analogie avec l’Homme et son modèle économique dominant qui exploite la nature est à méditer. La beauté troublante et le mystère qui émane de ces pierres et la présence spectrale de la main humaine, font revenir notre passé, le confronte à l’état du monde contemporain et déclenche une réflexion sur un futur possible, un futur désirable.
Un souvenir en particulier du confinement qui a influencé ce projet ?
A la fin de la troisième semaine du confinement j’ai dû traverser la France d’ouest en est pour des “raisons familiales impérieuses”. Ce qui m’a marqué, c’était ce silence exceptionnel, absolument inhabituel – même dans des régions à densités de populations faibles. La nature explosait avec ce printemps précoce que nous avons vécu. Les animaux, habituellement invisibles de jour, se trouvaient le long des routes. J’ai le souvenir de ce drôle de blaireau qui longeait paisiblement la départemental sur laquelle je roulais, des chevreuils dans les champs qui retrouvaient leurs espaces, et partout, des oiseaux. Et puis ces ciels si bleus, redevenus transparents, sans trainées d’avions. Les voitures avaient disparu des routes. Nous étions absents.
Et puis aux abords des agglomérations, les zones commerciales qui déchirent le paysage étaient désertes. Les chaines de restaurations rapides, en partie responsable de problèmes de santé publique comme l’obésité étaient fermées. Les enseignes des multinationales, temples du consumérisme, closes. Les vecteurs de la consommation, qui exploitent les ressources naturelles, étaient en pause ! La machine infernale était à l’arrêt.
“April 24, 2020 – The New York Times”. 120×96 cm, Edition de 3 – © Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
Des réflexions sont-elles venues de cette dépendance exagérée au numérique ?
Les réseaux numériques durant cette période ont permis d’informer, de préserver un lien entre les individus, de maintenir une activité économique, et d’éduquer aussi, sans doute. Les artistes, les institutions, les maisons de ventes aux enchères et les galeries ont profité de ces technologies pour garder un lien avec les collectionneurs, les amateurs d’art et le public. Ce doit être passager, et ne pas devenir une habitude exclusive. Les expositions virtuelles ne peuvent être que temporaires…
Quel enjeu pour la photographie ?
Au delà du sens, la facture des œuvres ne peut pas être appréciée à travers un écran. Pour ce qui est du médium photographique en particulier, la qualité des tirages photographiques, la subtilité des nuances, les volumes, la profondeur qui vous attire, la matière, l’émotion qui s’en dégage ne peuvent pas être ressenties dans ces conditions. Il est urgent que les musées, les galeries puissent à nouveau accueillir les visiteurs afin qu’ils se confrontent à nouveau à la matérialité des œuvres pour en goûter toute la richesse.
Cutting Edge
L’exposition est fermée jusqu’à nouvel ordre – Plus d’informations sur le site.
Galerie Esther Woerdehoff, 36 Rue Falguière, 75015 Paris
“May 6, 2020 – Emmanuel Macron”. 120×96 cm, Edition de 3 – © Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
à g. “March 12, 2020, The New York Times”. 120×96 cm, Edition de 3; à d. “April 1, 2020 – James C. Scott, Against The Grain”. 120×96 cm, Edition de 3 © Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste
Image d’ouverture :
à g. “April 24, 2020 – The New York Times”. 120×96 cm, Edition de 3; à d. “April 24, 2020 – Harvard University”. 120×96 cm, Edition de 3
© Thierry Cohen 2020, courtesy Galerie Esther Woerdehoff et l’artiste