À la fois compositeur multi-instrumentiste et artiste visuel, Frédéric D. Oberland raconte des histoires de tourmente et de (re)conquête de nos vies. À l’écoute des ombres, il fait surgir le chaos à travers ses images monochromes et énigmatiques, pour qu’en advienne enfin le miracle d’une révélation.
La lune paraît s’affoler, courir aux quatre coins du cadre. Elle se fait engloutir par un feu, plus puissant qu’elle, dont la lave semblable aux vagues grignote la Terre et fait perdre la raison aux humains… Voilà une scène comme une autre dans l’univers agité de Frédéric D. Oberland, membre fondateur du collectif Oiseaux-tempête – dont nous avions rencontré le vidéaste – des groupes FOUDRE !, Le Réveil des Tropiques et FareWell Poetry.
Alors que des images capturées avec une caméra Super8 défilent sous nos yeux au son des violons qui miaulent leur amertume, on s’interroge : qu’y a-t-il de plus émouvant et proche de l’existence que des arts qui dansent ensemble ? Dans les mondes artistiques qu’il traverse, l’auteur poursuit systématiquement la synesthésie (un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés, ndlr), c’est-à-dire à rendre palpable ce qui est au-delà du langage, à susciter une expérience poétique et immersive où l’on ressent les éléments les plus simples et les plus fondamentaux de l’existence. « Ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait une sorte de tremblement du réel, où l’on n’arrive ni à l’endroit du théâtre ni du cinéma, où la fiction se manifeste sans qu’on la cherche », se réjouit-il.
Du cinéma à la musique, de la musique à la photographie
Si, à presque 45 ans, Frédéric D. Oberland s’est révélé en tant que musicien, on le découvre également photographe accompli, ayant discrètement déroulé ses pellicules épiphaniques, au grain éclaté, depuis plus d’une dizaine d’années. C’est pourtant par l’image elle-même que tout avait commencé pour lui, en particulier par le cinéma expérimental et documentaire. Ancien élève de la Fémis, cet adepte d’une liberté expérimentatrice insatiable est alors peu emballé par les cadres rigides et hiérarchisés qu’implique le 7e art. S’il décide de tout arrêter pour la musique, ce n’est pas pour autant que le cinéma ne le poursuit pas – imprégnant chacune de ses créations – , ni qu’il abandonne sa pratique de réalisateur. « Tout est un peu cinéma pour moi, confie-t-il. J’aime la notion de rushs, c’est-à-dire cette modification de l’état de perception, cette sensation de psychédélie, où le temps s’écoule d’une manière totalement différente. » Aujourd’hui, travaillant pour l’essentiel en lien étroit avec diverses communautés d’ami·es, ses projets épousent sa conception de la vie : une œuvre collective, qui entend faire contrepoids à l’individualisme néolibéral.
Un projet de livre-disque et d’exposition multidisciplinaire
Au cours d’années d’errances en 33mm et Super8 – avec notamment de multiples voyages, au Liban, au Japon, en Indonésie ou dans le Maghreb – , Frédéric D. Oberland rencontre Céline Pevrier, des éditions Sun/Sun, et tente d’imaginer avec elle un livre-disque, en collaboration avec le label NAHAL Recordings. Avec elle, il plonge dans un intense vortex d’images, et compose un corpus trouble et halluciné, qui construit peu à peu « un labyrinthe où l’issue est au centre », selon ses mots. Surprenants, à la limite du fantastique, ses clichés ouvrent les portes d’un territoire psychogéographique, « où le noir est lumière, et la nuit est jour », décrit-il. Ce premier livre paraîtra courant 2025, à la suite d’une résidence que l’artiste mènera avec l’aide de Florent Basiletti et Justine Ayzac de La Kabine, à Arles. Ces quelques semaines lui permettront d’envisager une scénographie qui mêlerait les techniques et les genres, dans une vaste célébration des possibilités d’expression.
Une esthétique nocturne et fantomatique
Animé par le sentiment d’être un passeur entre les champs, l’artiste fait tendre la photographie vers des horizons nouveaux. « J’ai participé à une bonne cinquantaine d’albums et pourtant, je me sens toujours imposteur. Comme une sorte de prestigitateur, de saltimbanque un peu magicien. J’ai du mal à me sentir spécialiste », raconte-t-il. Réalisant des poses longues en mouvement, souvent de nuit et en employant le moins possible le flash, il tente de faire apparaître ce qui ne se voit pas. « Parfois, je suis à un endroit et j’ai l’impression qu’il est habité par tout ce qui a pu s’y produire avant, tout ce qui s’y déroulera après, et peut-être même par tout ce que j’aurais pu vivre avec les fantômes qui l’habite », confie-t-il. De même que la pratique musicale de l’artiste se réalise dans un désir d’arriver à matérialiser, voire à toucher les sons, la vitesse lente fait ainsi transparaître une forme de relief dans sa photographie.
Comme dans les morceaux d’Oiseaux-tempête, très dramaturgiques et proches d’une forme de transe – où tout est fait de répétitions et de boucles incessantes, suivant un tempo généralement lent – , les images de Frédéric D. Oberland font état d’un monde vacillant, volontiers flou. « Moi-même, mon regard de vieux vacille tandis qu’il se porte sur lui », s’amuse-t-il. « Une amie m’expliquait que mes captures lui faisaient penser à une figure de kung fu qui correspond à la technique de l’homme ivre : où lorsque tu es face à un adversaire plus fort, au lieu d’utiliser la puissance de ton corps, tu te fais passer pour quelqu’un qui est dans un état second, et tu emploies cet état de surprise là pour déstabiliser la personne qui est en face de toi », raconte-t-il.
Imaginer une révolution
Certains de ses travaux vidéo montrent des images de manifestations, en alternance avec celles d’animaux en cage. « Dans un zoo, par exemple, il y a la même situation d’enfermement que lorsque l’on marche ensemble pour protester, et que l’on est encerclé par la police », constate-t-il. Le photographe dévoile alors autant l’humanité et l’animalité commune entre les êtres, que la tragédie des âmes sans ancre, tournoyant dans une ronde hypnotique qui ne trouve pas de terme. Portées par une puissance insurrectionnelle, les visions de l’artiste font pourtant advenir une lente et silencieuse « victoire de l’invisible » – ainsi que le formule l’un des tags immortalisé par lui. « Dans mon travail, il y a une certaine idée de lutte, que j’espère pleine d’espoir quand même à la fin, affirme-t-il. Je raconte un monde qui vacille et qui s’écroule, mais je crois qu’il y a quand même une dimension de survie, de lumière. De savoir ce que l’on vit à l’instant présent, ensemble. De saisir ce qui nous dépasse, parfois même de manière intergénérationnelle. »
L’avènement d’un nouveau monde
Des petits singes se meuvent frénétiquement, comme en tempête. Une antenne météo tourne sur elle-même, sur le carrefour de Shibuya, à Tokyo – l’un des plus denses et les plus surveillés de nos capitales postmodernes. Des fumigènes explosent dans la foule, un policier enregistre un filmeur en gros plan et se rapproche dangereusement de lui. Au fond, la pratique de Frédéric D. Oberland est mystique, spirituelle. Le photographe cherche à conjurer l’envoûtement du capitalisme et de la société de la surveillance, et la malédiction de l’identité. Pour cela, il lui faut élargir l’espace et le temps des possibles. « Mes images sont hors lieu, déclare-t-il. Mais je suis aussi en quête d’une sorte d’abolition du temps. L’image n’est pas toujours une trace de l’antériorité. Le passé et le futur se rejoignent ; cela pourrait être demain. » C’est que l’artiste défend un art qui avance vers un destin grandiose, où les liens entre poésie et politique seraient enfin rétablis ; où le feu ravageur deviendrait feu de joie grandissant.