Portugais par sa mère et Italien par son père, Luca De Jesus Marques s’interroge depuis longtemps sur ses origines et les visages de ses aïeux. « Je me suis beaucoup interrogé sur ce qui définit notre identité, sur le poids de la génétique et du vécu de nos ancêtres sur notre inconscient et la façon dont cela peut avoir un impact sur qui nous sommes en tant qu’individus, explique le jeune photographe. Le problème, dans mon cas, c’est que plus je me posais ce genre de question, plus le vide qu’il y avait dans la connaissance de ma généalogie prenait de l’importance. » Quand, en 2020, sa psychologue lui demande de « poser son arbre généalogique », l’idée fait son chemin. Deux ans plus tard, alors que Luca De Jesus Marques entre dans sa dernière année de formation à l’école Gobelins Paris, il se lance dans la recherche des visages des ancêtres qu’il n’a pas connus pour son mémoire. « À ce stade du projet, j’envisage de faire des autoportraits que je pourrai retoucher avec les visages des autres membres de ma famille, ajoute l’auteur. Je ne souhaite pas les incarner, car je sais que le rendu risque de manquer de subtilité. Je sais aussi que je veux utiliser des procédés photographiques anciens, car c’est quelque chose qui me fascine depuis mon entrée à l’école. »
C’est aussi à cette période qu’il entend parler d’intelligence artificielle (IA) et qu’il entreprend, à l’aide du programme Midjourney, de faire le portrait de son père en se basant sur un autoportrait. « Dès les premiers essais, je suis bluffé, déclare-t-il. À partir d’une seule photo de moi, j’obtiens des dizaines de variations. Certaines sont étonnantes. C’est pendant ces premiers essais que je trouve le portrait que je choisirai pour incarner mon père jeune.» Une image qu’il « dégrade » ensuite à l’aide des procédés photographiques qui avaient cours lorsque son père était jeune. Ferrotype, aristotype, gélatino-bromure d’argent… Il est aidé dans ses recherches par Paul Allain, le professeur de procédés anciens de Gobelins, mais aussi par Aude Boissaye, du studio CuiCui, spécialiste du collodion.
Outre le travail technique sur les images, Luca De Jesus Marques mène l’enquête sur son histoire familiale et interroge sa grand-mère maternelle en compagnie de sa mère, car lui-même ne comprend pas le portugais. À sa grande surprise, il se rend compte que sa mère « ne [sait] pas beaucoup plus de choses que [lui] sur sa famille ». Du côté de son père, la communication est plus difficile, et il se tourne vers ses tantes italiennes qui lui permettent de recueillir certaines caractéristiques physiques de son grand-père paternel : yeux bleus, calvitie… Une fois composée l’image de son père jeune, il l’envoie à celles et ceux qui l’ont connu sans leur livrer son processus de fabrication. Sa demi-sœur Adriana affirme le reconnaître, sa mère « trouve que ce portrait est le plus réussi, car il se rapproche vraiment beaucoup de l’original ». « C’est celui qui me trouble le plus également, confie le photographe. Il n’y a qu’une infime probabilité pour que mes ancêtres aient effectivement le même visage que les représentations que j’ai choisies pour les incarner », admet avec lucidité le jeune diplômé, qui considère l’IA comme « un outil formidable qui permet de représenter, dans plein de styles différents, l’imaginaire de l’artiste ». Et après avoir recherché les visages des hommes de sa famille – étant lui- même un homme, il était plus facile de s’identifier à eux –, il envisage bientôt de représenter les femmes en se basant sur les visages de sa mère et de ses sœurs. Tout en pensant qu’il n’aura pas forcément recours à l’IA pour ses autres projets. « Partir à la recherche de ma filiation et essayer de la combler m’a soulagé. Je me sens plus moi-même maintenant que je sais un peu mieux qui sont celles et ceux qui m’ont précédé, analyse Luca De Jesus Marques. Réaliser ce travail me permet aussi de me dire que si un jour j’ai un enfant, il ne connaîtra pas ce sentiment de manque et d’incomplétude qui a pu me traverser. Je ferai en sorte qu’il sache d’où il vient et qui sont ses ancêtres, car je pense que c’est essentiel pour se construire. Le dernier shooting que j’ai réalisé aux Gobelins est d’ailleurs une photo de ma famille.