Designer installé à Lille, Camille Raviart, alias Strangers Collective se spécialise dans le glitch art. S’appropriant des images libres d’accès, il érige un univers monochrome au sein duquel les distorsions provoquent l’émotion.
C’est au contact de son père, photographe amateur qui développait lui-même ses pellicules argentiques, que Camille Raviart a commencé à s’intéresser au médium. « Déjà à l’époque, je pense que mon intérêt se fixait davantage sur le procédé de développement que sur la prise de vue en elle-même », se souvient-il. Commençant à expérimenter avec un Kodak, il intègre ensuite, après l’obtention de son baccalauréat, une année préparatoire aux arts appliqués – un véritable déclic. « Grâce à cette formation, j’ai pu découvrir que j’étais davantage fasciné par le graphisme et le design. Pendant l’année, j’ai découvert une discipline plutôt obscure à l’époque : le glitch art. Si j’ai d’abord considéré sa pratique inaccessible – car trop technique et confidentielle – j’ai finalement trouvé le moyen de m’y plonger », précise-t-il.
Graphique, impressionnante, la technique consiste à venir corrompre le code source d’une image afin de modifier, de dégrader son affichage. « J’utilise une méthode plutôt simple : j’affiche le code source dans un éditeur de code hexadécimal et je le modifie ensuite manuellement, précise l’auteur. Pour arriver à un résultat que je juge satisfaisant, il n’est pas rare que je doive itérer plus de cent fois la même image. » Une déconstruction lente, aléatoire du visuel originel lui offrant une autre vie, plus abstraite, plus chaotique. Exploitant des ressources libres d’accès, telles que les archives de grandes bibliothèques – notamment la Library of Congress de Washington –, Camille Raviart développe ainsi, depuis une dizaine d’années, une collection de créations monochromes tordant les frontières du réel pour obtenir des portraits décousus et redoutablement fascinants.
Faire naître émotion brute à coups de bugs
Silhouettes fantasmagoriques, visages pixellisés, fondus extravagants… Dans l’univers de celui qui se nomme Strangers Collective sur Instagram, les corps volent en éclat, se fragmentent en données pour mieux tordre notre perception. « Durant mes études, j’ai développé un réel attrait pour le portrait, mais je n’ai jamais réellement eu envie de photographier moi-même les sujets. D’autant plus que j’ai toujours préféré les clichés d’inconnus et le fait de pouvoir contempler leurs émotions figées. Utiliser ce type de photos pour réaliser les data bending est le parfait mélange de deux éléments qui me passionnaient à l’époque », raconte-t-il. Une corruption aux nuances psychédéliques, sombres qu’il enrichit à travers les images sélectionnées – convoquant souvent des figures de la scène rock. « Je suis fan inconditionnel de Nine Inch Nails depuis l’adolescence. À cette époque, j’ai découvert Twitter, et le compte de Rob Sheridan, ancien directeur artistique du groupe. Il a toujours expérimenté diverses techniques et approches visuelles, donnant ainsi une très forte identité visuelle à chacun des albums », raconte l’artiste. Et parmi ces explorations, le glitch art fait son apparition. « C’est ainsi que j’ai découvert ce mouvement artistique alors nouveau pour moi », affirme Camille Raviart.
Observer les images « corrompues » de l’auteur, c’est laisser entrer le numérique dans une réalité ancrée pour mieux la détraquer. C’est faire naître une émotion brute à coup de bugs et de distorsions. Sur les images, les éléments frôlent l’abstraction, se dédoublent et se déploient pour nous perdre dans un tourbillon étrange, à la fois inconnu et familier. Un panel complexe de sensations venant, selon l’artiste, à l’encontre de l’avènement de l’intelligence artificielle. « Je vois l’intégration de l’IA comme une tentative d’obtenir un résultat parfait et normé rapidement, ce qui est l’extrême inverse de ce que le data bending me permet de produire. Il serait difficile d’imaginer demander à une machine de détruire une image jusqu’à ce que le résultat lui évoque une émotion ! », affirme-t-il d’ailleurs. Alors, au cœur de cet univers dénaturé, il nous faut finalement retrouver l’essence des images, le détail le plus minutieux pour parvenir à extirper le « vrai », toujours présent dans la déformation. Cette fraction de vérité qui survole les glitch pour réussir à nous toucher.