Dans sa série au long cours To the Ends of the Earth, Jeanette Spicer a réalisé un projet ambitieux : capturer trois corps sur douze ans : le sien, celui de sa mère, puis, à partir de 2019, celui de sa compagne. Elle y interroge la manière dont sont (sous)représentées ces trois identités possibles – parente, femme, lesbienne – et les dynamiques qui les lient.
Dans un clair-obscur, deux femmes semblent s’embrasser. L’une est jeune, le corps couvert de gouttelettes cristallines, l’autre plus âgée. Elles sont nues, leurs visages invisibles, mais tournés l’un vers l’autre. Il s’agit de la mère de la photographe et de sa compagne. Sur le cliché suivant, la première tend du bout des doigts l’extrémité d’un fruit à la seconde, allongée, bouche ouverte et avide. Ailleurs, celle qui nourrissait se tient debout, ses jambes enserrées par les mains de l’autrice et de son amante, comme un signe d’appartenance. Le regard vacille, questionne : « La gêne, l’inconfort et l’étrangeté sont la pierre angulaire de ce travail. Pourquoi certains actes me mettent-ils mal à l’aise ou me paraissent-ils étranges ? Pourquoi le fait de toucher ma mère ou d’être dans une certaine proximité crée-t-il un malaise ? » s’interroge l’artiste.
Photographe pour le New York Times, Jeannette Spicer met ici au cœur de son projet la représentation du lesbianisme et de la maternité. Moins autoportrait qu’exploration d’une expérience – celle d’être une fille ou une belle-fille lesbienne – la série confronte sans cesse le·a regardeur·se a l’ambigüité de son propre regard : est-ce iel qui projette ici du désir ? Imagine un couple à trois incestueux ? « La plupart d’entre nous voient le monde d’un point de vue hétéronormatif, et si cette œuvre présentait mon père plutôt que ma mère, les gens auraient une réaction beaucoup plus intense, même si avec elle, c’est tout aussi gênant et inconfortable pour moi parce qu’elle est le genre vers lequel je suis attirée », précise-t-elle. À la fois déconstruction du regard et matrice d’un nouveau, l’artiste se joue ainsi des intimités dérangeantes pour mieux désinvestir ces corps des injonctions qui leur sont imposées. « Je veux que les spectateurices réfléchissent à la manière dont on leur a enseigné et socialisé la vision des femmes, de notre sexualité, de notre temps, de la maternité, et qu’iels nous considèrent comme des êtres humains. Je montre des femmes qui font l’expérience du plaisir, du désir, de l’amusement et des aspects banals de la vie quotidienne, souvent ensemble, comblées par leur propre compagnie », conclut Jeanette Spicer.