Engagé auprès des communautés indigènes, Joel Redman s’est intéressé au peuple sami dans The North Chose Us. À travers cette série, le photographe rend compte d’une réalité bien plus sombre que les douces images laissent à penser. Quoique reconnu par l’Union européenne, celui-ci peine à se faire entendre en Finlande, là où se trouvent ses terres, mises à mal par les industries extractives et l’éventuelle construction d’une voie ferrée.
Fisheye : Peux-tu te présenter ?
Joel Redman : J’ai grandi au Cap, en Afrique du Sud, dans une famille d’origine britannique. Mes parents s’étant séparé·es quelques années plus tôt, je suis retourné au Royaume-Uni à l’âge de 15 ans, avec ma mère et mon frère. J’ai utilisé la photographie comme un moyen de me souvenir des personnes que j’ai laissées là-bas, du paysage et des excursions en famille, de renforcer mes souvenirs d’enfance dans cet endroit magnifique. En parallèle, à mesure que j’apprenais à mieux appréhender le monde, je ressentais les structures politiques et sociales de ce pays dans lequel j’ai été témoin de l’apartheid. Cette expérience d’adolescent m’a finalement laissé une impression confuse à l’égard de ce territoire.
« “The North Chose Us” étudie la façon dont le mode de vie traditionnel du peuple sami est considérablement affecté par l’exploitation minière et les industries qui l’accompagnent. »
Tu es à l’origine de la série The North Chose Us. De quoi parle-t-elle ?
The North Chose Us étudie la façon dont le mode de vie traditionnel du peuple sami est considérablement affecté par l’exploitation minière et les industries qui l’accompagnent. La série s’intéresse notamment à l’éventuelle construction d’un chemin de fer, financé par la Chine, qui aurait des répercussions sismiques.
Et quelle est la signification du titre ?
Je fais toujours des recherches avant de commencer mes projets, et je cherche à contacter les personnes de mon réseau qui pourraient m’aider à mieux comprendre le sujet en question. Au cours de ce processus, j’ai été attiré par un texte du poète sami Nils-Aslak Valkeapää, dont un vers dit : « Le Nord nous a choisis / ainsi que les rennes / les poissons / les oiseaux / ils ont tous décidé. » Le poème agit comme une belle histoire autour de la création du peuple sami. Ces mots poignants sont une description précise de la façon dont celui-ci se perçoit, et ces sentiments ont trouvé un écho dans les discussions que j’ai eues avec les personnes que j’ai rencontrées au fil de la réalisation de cette série.
Comment as-tu entendu parler du peuple sami ?
En 2013, j’ai fondé If Not Us Then Who aux côtés de mon frère, Paul Redman, de mon ami Tim Lewis, et de nombreux peuples alliés indigènes. Je continue d’y collaborer aujourd’hui en tant que directeur de la photographie, soutenant et encadrant des artistes autochtones. Je les connaissais donc par ce biais. Au fur et à mesure que le projet prenait de l’ampleur, j’ai poursuivi mes recherches et j’ai commencé par contacter des proches et des collègues. Beaucoup m’ont donné des conseils et m’ont orienté vers les personnes que je devais approcher au sein de la communauté, rencontrées dans le cadre d’événements internationaux sur le climat. L’écrivain Tom Wall, qui m’a accompagné lors de mon premier voyage en Laponie, a également mené des recherches très approfondies. Il avait déjà passé du temps dans le pays avec sa femme, originaire de la région. Notre approche a donc été double : nous l’avons structurée en amont, avant de la développer sur place.
« La Finlande, contrairement à la Norvège, n’a pas ratifié la convention de l’Organisation indépendante du travail des Nations unies sur les populations autochtones, qui donnerait à cette population un droit de regard plus important sur sa patrie. »
Quoique le peuple sami soit reconnu par l’Union européenne, qu’il dispose d’un parlement élu et de divers droits inscrits dans la constitution finlandaise, son mode de vie est menacé par ce projet ferroviaire qu’il rejette, et sa voix n’est pas entendue. Comment expliquer cela ?
Même si beaucoup de choses ont changé depuis ces jours sombres de l’histoire du peuple sami, il n’a pas l’autodétermination et le contrôle ultime de ses terres et de ses eaux. La Finlande, contrairement à la Norvège, n’a pas ratifié la convention de l’Organisation indépendante du travail des Nations unies sur les populations autochtones, qui donnerait à cette population un droit de regard plus important sur sa patrie. L’État finlandais n’a pas non plus présenté d’excuses pour le traitement qui lui a été réservé, comme l’ont fait la Norvège et la Suède dans les années 1990.
Contrairement au sujet, tes images sont très douces. Est-ce une manière d’étendre le paradoxe ?
De manière générale, mon travail se distingue par une approche douce et tranquille, qui renvoie à ma personnalité, à mon envie de recevoir les histoires avec respect pour les transmettre au mieux à celui ou celle qui regardera mes séries. Le sujet que nous abordions ici pouvait parfois être lourd et émouvant, mais en même temps, ce peuple entretient une relation symbiotique profonde avec la nature, un rapport réfléchi et attentif au monde naturel. Je voulais partager cette relation que j’avais observée et que je connaissais avec la terre, tout en faisant allusion à la gravité de ce à quoi il était confronté.
Cette approche prolonge donc le paradoxe que nous découvrons au fur et à mesure que nous avançons dans cette histoire, même si certaines images dépeignent également la gravité de la situation dont nous sommes témoins. Le paysage présente des cicatrices visuelles causées par ce mastodonte qu’est la mine de Kivitsa. Les mots de Tom Wall qui accompagnent l’œuvre vont également en ce sens. La réalité des choses attire l’œil sur le passé traumatique de cette population et le cauchemar auquel elle est actuellement confrontée quand les textes, merveilleusement descriptifs, émouvants et poétiques, donnent vie à la relation qu’elle entretient avec son environnement.
« La réalité des choses attire l’œil sur le passé traumatique de cette population et le cauchemar auquel elle est actuellement confrontée […]. »
Quels messages souhaites-tu transmettre à travers cette série ?
À travers ce récit, il était important de transmettre les histoires et les émotions que j’avais entendues et ressenties lors de mon séjour au sein de la communauté. Il s’agit d’un peuple très doux et fier, qui vit en harmonie avec le monde naturel et qui cherche à défendre ses modes de vie traditionnels. Je pense que l’auteur, Tom Wall, et moi-même avons partagé des expériences qui nous ont profondément marqués. En passant du temps avec un certain nombre d’individus et de communautés dont l’existence était liée à leur environnement, nous avons pu observer de près les liens viscéraux qu’ils entretenaient avec la terre. Nous l’avons observé dans la manière dont ils et elles communiquaient avec nous, mais surtout par leurs actions, dans un contexte d’immense opposition à la façon dont d’autres personnes aux visées capitalistes considéraient ces mêmes terres et, en conséquence, leur peuple.
As-tu une anecdote à partager ?
De nombreux moments de ce voyage sont restés gravés dans ma mémoire. L’un d’entre eux, dont j’ai du mal à me défaire tant l’expérience m’a semblé onirique, est la journée passée au lac Inari en compagnie du jeune éleveur de rennes Jussa Seurujärvi, qui nous avait été présenté. Nous avons visité sa maison familiale et, tandis que nous discutions de nos projets pour la journée, deux Ski-Doo se sont arrêtés près de nous : c’était le père et la sœur de Jussa qui se dirigeaient vers le lac. Là-bas se trouvaient les trous de pêche, préparés quelques jours auparavant. Nous avons demandé à Jussa s’il était possible de les rejoindre pour cette sortie. Quelques instants plus tard, nous avons enfilé d’autres vêtements, car les nôtres n’étaient pas suffisamment chauds pour une telle activité. Nous sommes alors partis sur la remorque à skis, tirée par le Ski-Doo, pour un trajet d’environ 30 minutes à travers un paysage de neige immaculée.
Au milieu de cet important lac gelé, le paysage s’étendait devant nous à perte de vue. C’était étrangement silencieux, les bruits – s’il y en avait autour de nous – étaient complètement étouffés par le manteau neigeux. L’ensemble de la scène était digne d’un autre univers, nous ressentions la fragilité de l’environnement et nous avions le sentiment que notre rôle d’être humain était mineur dans l’ordre naturel du monde. Tom et moi étions totalement émerveillés par ce décor, nous communiquions à peine. Simultanément, la famille procédait tranquillement à la vérification des trous de pêche. Il nous a fallu un moment pour sortir de cet état et nous rappeler que notre objectif était de transmettre cette sensation par le texte et l’image.
Qu’as-tu appris en réalisant cette série ?
La nature et cette terre fragile sont un cadeau qu’il est vital de protéger, en tant qu’individus ou que membres de communautés engagées, en nous soutenant tout au long du chemin. Si nous le faisons avec bienveillance et avec résilience, aussi souvent que possible, alors peut-être qu’une planète en bonne santé peut encore être envisageable.