« La puissance amoureuse attaque nos cerveaux tel un virus »

08 mai 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« La puissance amoureuse attaque nos cerveaux tel un virus »

Photographe d’origine polonaise, Kamila Stepien réalise des projets paradoxaux, car fantaisistes et ancrés dans une réalité brute. Avec Lovers stay at home, réalisé durant le confinement, elle signe un documentaire intimiste, et interroge les notions d’amour, de passion, de maladie et de liberté.

Fisheye : Comment te décrirais-tu ?

Kamila Stepien : Je suis une cinéaste mélancolique, devenue photojournaliste, en quête de visions de notre monde contemporain.

Quel a été ton déclic photographique ?

Cinéaste chef opératrice, je passais mon temps à organiser des shootings de mode, mais ne me sentais pas à ma place dans un studio, entourée de stylistes aux manucures et coiffures parfaites, ni en travaillant avec des équipes de 25 personnes… Un jour, j’ai pris un bus associatif pour découvrir la réalité de la « jungle » de Calais. Le bus a été arrêté et reconduit par les CRS, mais rien ne pouvait m’arrêter : sous une pluie battante, j’ai fait du stop et j’ai pénétré dans un nuage de gaz lacrymo. Devant moi ? Un groupe de migrants fuyant le canon à eau des forces de l’ordre. Mon cœur a commencé à battre plus fort : je savais pourquoi j’étais là.

Comment composes-tu tes projets ?

J’applique mon savoir-faire cinématographique, tout en privilégiant les couleurs intenses et fantaisistes inspirées par la photographie de mode. Comme Don Quichotte, tout le monde a une perception sérieusement déformée de la réalité. Ces couleurs représentent pour moi un filtre fantastique, à travers lequel je peux entretenir espoirs et illusions.

Que veux-tu communiquer au regardeur ?

Je veux qu’il ressente la puissance du moment, ainsi que sa dimension abstraite. Dans le photojournalisme, on ne retouche pas les images : on livre une réalité nue et brute. Mais cette réalité n’est-elle pas une vision absolument subjective, changeant à chaque regard ?

Je préfère assumer mon parti paris : mes clichés de Donbass en Ukraine, par exemple, ne montrent pas la guerre telle qu’elle est, mais plutôt telle que je la vois : c’est-à-dire teintée de rose pâle. Les migrants fuyant l’enfer libyen, et échoués au bord des plages tunisiennes sont vus à travers un filtre bleu électrique, qui adoucit leur regard perdu…. De mes photos brutes, sortent les couleurs improbables sorties de mon imagination.

© Kamila Stepien

Dans Lovers stay at home, tu racontes l’amour, qui est le couple que tu photographies ?

Il s’agit d’un couple fraîchement formé, encore fragile, arrivé en France. Les amoureux se sont installés dans ma maison familiale au moment où Emmanuel Macron annonçait le début du confinement. Tout le monde tente de se soutenir : leur amour naissant est un véritable éclat de soleil et un mirage d’insouciance.

Pourquoi avoir choisi de couvrir un tel sujet ?

Je voulais montrer cette réalité, parce qu’en dehors des moments de joie des couples, on peut voir énormément de désespoir, de colère et de douleur. Ewa – mon personnage, ma muse – est quelqu’un de qui on peut facilement tomber amoureux. Je me sens, en tant que femme, profondément engagée en analysant sa vie.

En quoi est-ce une forme d’engagement ?

Au fil du temps, les choses changent, et la figure féminine est devenue un élément puissant, très représenté. Chez les photographes contemporains, on découvre une nouvelle exploration visuelle : la femme émancipée, qui se donne le droit d’être libre. Ces images ne documentent pas seulement l’amour en temps de confinement, mais aussi la femme moderne, qui ose prendre sa vie en main et expérimenter – de nouvelles voies, des relations – en quête de son propre bonheur. Ewa est ma jumelle, mon alter ego, mon exemple féminin sur le plan relationnel comme professionnel.

Dans cette série tu compares l’amour à un virus, pourquoi ?

La puissance amoureuse attaque nos cerveaux tel un virus, c’est une force, permettant à des sentiments extraordinaires de se développer. L’amour, comme le virus, ravage les corps, les âmes. Comment réagir face à un phénomène invisible qui prend possession de nous ? D’un côté, la mort omniprésente nous rappelle que nous sommes infiniment petits. De l’autre, l’émotion peut nous sauver du sentiment de l’éloignement causé par le confinement.

© Kamila Stepien

Peux-tu m’expliquer les jeux de couleurs dans Lovers stay at home ?

Paradoxalement, c’est la première fois que je réalise un reportage en France en me sentant en sécurité. Le noir et blanc est une première pour moi, il apporte une dimension inquiétante, et me sort de ma zone de confort – je suis influencée, sans doute, par l’impression que la France peut chavirer, à cause du virus. Enfermés entre quatre murs, nous nous réinventons, ainsi que nos approches photographiques. Le noir et blanc est une manière de briser un cycle. L’utilisation de la couleur rouge symbolise ma panique face à l’arrivée de l’épidémie. Sa présence chaotique représente un mauvais germe qui pénètre avec succès dans les poumons d’un corps sain.

Quel sort réserve le futur à ta famille ?

Dans cette famille, tous les membres sont confrontés aux problèmes d’exil, de séparation, mais aussi d’amour. L’épidémie et le confinement accentuent le mal-être. Le virus met à l’épreuve la solidarité, la foi, la peur… Ce couple ne tiendra pas, face à ces circonstances, Mateusz, l’homme, avec l’aide du consulat polonais, prendra un bus pour rentrer chez lui.

En les suivant durant cette quarantaine, je me suis laissée aller. Mon esprit était éveillé, et en moi résonnait le souvenir de ce début de soirée à Cracovie, où, devant mes yeux naissait cette relation fusionnelle, saturée de couleurs et de lumières, de jeunesse et de force. Je perçais leur intimité avec mes déclenchements comme avec un couteau.

Qu’as-tu retenu de cette expérience ?

En photographiant ma famille, j’ai réalisé qu’elle était terriblement vulnérable et fragile. J’imagine à quel point cette épreuve est difficile pour d’autres : les sans-abri, les migrants, les femmes victimes de violences conjugales, les personnes isolées…

Il en ressort pourtant de la tendresse. Nombreux sont les photographes qui ont travaillé sur l’amour en confinement. Mon but est d’ouvrir une réflexion sur la femme, ses choix, son mode de vie, le respect de son corps. Avec Ewa, j’ai pris la décision de dévoiler quelque chose d’intime, ce qui est de sa part très courageux.

Un dernier mot ?

Rien n’est fatal, et tout est possible !

© Kamila Stepien

© Kamila Stepien© Kamila Stepien

© Kamila Stepien

© Kamila Stepien© Kamila Stepien

© Kamila Stepien

© Kamila Stepien

Explorez
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
© Éléa-Jeanne Schmitter
Éléa-Jeanne Schmitter en zone trouble
Die Tore – en allemand, « les portes » – a été publié dans le livre On Death édité par Humble Arts Foundation et Kris Graves Projects...
03 juin 2025   •  
Écrit par Milena III
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant...
02 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
© Katrin Koenning, between the skin and sea / Courtesy of the artist and Chose Commune
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024....
27 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Politique : bousculer les regards sur le travail du sexe
Petra, du livre Politique © Jeanne Lucas
Politique : bousculer les regards sur le travail du sexe
Jeanne Lucas révèle Politique, son premier livre publié aux éditions Rue du Bouquet, un projet cocréé main dans la main avec des...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
La Fabrique du Regard – Le Festival #3 : La jeunesse face au pouvoir de l'image
Nos Iris © Julia Borderie & Eloïse Le Gallo
La Fabrique du Regard – Le Festival #3 : La jeunesse face au pouvoir de l’image
Du 3 au 8 juin, le Bal se transforme en un espace d’échange et de transmission à l’occasion de la 3e édition de La Fabrique du Regard –...
06 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
12 expositions photographiques à découvrir en juin 2025
Vietnam, 1971 © Marie-Laure de Decker
12 expositions photographiques à découvrir en juin 2025
L’arrivée de l'été fait également fleurir de nombreuses expositions. Pour occuper les journées chaleureuses ou les week-ends, entre deux...
05 juin 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
La MAZ recompose la map
© Shai Andrade, Omi Ori, 2022
La MAZ recompose la map
Pensée dans la continuité des Rencontres photographiques de Guyane, la Maison de la photographie Guyane-Amazonie (MAZ) ouvrira ses portes...
05 juin 2025   •  
Écrit par Eric Karsenty