La vitalité des ama se diffuse dans le langage visuel d’Uraguchi Kusukazu

04 juillet 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
La vitalité des ama se diffuse dans le langage visuel d'Uraguchi Kusukazu
© Uraguchi Kusukazu. Au large, 1974. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu.
© Uraguchi Kusukazu. Sous l’eau, 1965. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu.

Des photographies inédites de la monumentale archive d’Uraguchi Kusukazu prennent vie aux Rencontres d’Arles. Le photographe japonais a passé trente années de sa vie à photographier les ama, des pêcheuses-plongeuses de sa ville natale, Shima. Son regard admiratif laisse un puissant témoignage de leur profession en voie de disparition.

« J’étais surprise de savoir que l’exposition Uraguchi Kusukazu, Ama ferait partie de la thématique Yōkai (Esprits), car les ama sont bien réelles et Uraguchi Kusukazu les a photographiés pour ce qu’elles sont réellement » s’étonne Sonia Voss, commissaire de l’exposition. Les ama (femmes de la mer, en japonais, ndlr) plongent depuis près de trois mille ans à la recherche d’ormeaux et d’algues sur les côtes japonaises. Si la profession de ces plongeuses-pêcheuses a peu évolué, l’image de l’ama s’est érotisé dans l’imaginaire collectif. Leur sensualité et intrépidité fascinent les artistes. Katsushika Hokusai va jusqu’à représenter une femme de la mer en plein acte de plaisir dans sa fameuse estampe Le rêve de la femme du pêcheur, dont le titre japonais n’est autre que Tako to ama, qui signifie « La pieuvre et l’ama ». Mais ces représentations sublimées sont loin d’être la réalité. Ces femmes sont des pêcheuses, plongeant en apnée, qui, pour certaines, s’aventurent à des profondeurs avoisinant les trente mètres. Sonia Voss rétorque : « Peut-être parle-t-on de yōkai, car la pratique des ama est ancrée dans les rituels shintoïstes. Non loin de la ville de Shima, dans la Préfecture de Mie, se trouve le sanctuaire d’Ise, l’un des sanctuaires shinto les plus importants du Japon. La légende raconte que la princesse qui a fondé ce sanctuaire avait croisé la route d’une ama et lui avait demandé de faire une offrande d’ormeaux aux dieux. »

Dans les années 1950, Shima est le berceau de plus de six mille ama. C’est aussi le lieu de naissance d’Uraguchi Kusukazu. Pendant trente ans, il photographie sa région natale et les ama qui la peuplent. « L’ancrage local du travail d’Uraguchi dans sa ville d’origine lui permet d’exclure tout regard exotique sur les plongeuses-pêcheuses, analyse la commissaire de l’exposition. Aucune de ses photographies ne les représente érotisées. Dans un texte, il se réjouit même de l’arrivée des combinaisons en néoprène qui facilitent leur condition de travail, leur permettant d’appréhender plus facilement des eaux froides. » Le photographe les accompagne partout. Il réussit à se faire une place parmi elles, il s’invisibilise. Elles lui font confiance. C’est ainsi qu’il photographie l’essence de leur métier. Prise de vue sous-marine, lors des pêches près du rivage, sur les bateaux, sur la plage et même dans l’amagoya, un espace de repos réservé aux femmes, Uraguchi Kusukazu documente le travail collaboratif de ses femmes, leur robustesse et leur rapport à la mer. « Il avait un regard admiratif de ces femmes qui bravaient la mer, ajoute Sonia Voss. Son travail parle pour lui. »

© Uraguchi Kusukazu. Plage de Wagu, 1957. Avec l’aimable autorisation de l’Estate Uraguchi.
© Uraguchi Kusukazu. Ama, 1967. Avec l’aimable autorisation de l’Estate Uraguchi.
© Uraguchi Kusukazu. Fête du homard, Hamajima, juin 1972. Avec l’aimable autorisation de l’Estate Uraguchi.

Une énergie qui contamine les photographies

La façon de pêcher des ama n’a quasiment pas changé en trois mille ans. Mais Uraguchi Kusukazu, sur ses trente années de documentation, va être témoin des seules évolutions de la profession. La pêche est plutôt rudimentaire. Les ama plongent en apnée et utilisent un petit outil appelé nomi pour détacher les ormeaux du rocher. « Tout ceci est resté inchangé. Ce qui a changé, c’est leur accoutrement. Habituellement, les ama plongeaient nues ou vêtues d’un pagne, explique la commissaire. Puis les mœurs occidentales se sont imposées au Japon et elles ont commencé à porter des tenues en coton blanc, qu’on voit d’ailleurs beaucoup dans les photographies d’Uraguchi. Et à partir des années 1960, la combinaison néoprène s’est répandue parmi les communautés d’ama », détaille-t-elle. Cependant, ce qui s’est vériablement transformé, c’est la pratique photographique d’Uraguchi Kusukazu. À ses débuts, milieu des années 1950, le photographe a une approche très équilibrée et composée, une façon plutôt classique de faire du documentaire photo. « Il va rapidement se laisser gagner par la vitalité de ces femmes, par leur souveraineté physique, raconte Sonia Voss. » Ses images deviennent plus brutes, les cadres, plus tangents, ce qui reflète d’autant plus l’authenticité des ama. « C’est de cette évolution que j’ai voulu rendre compte dans l’exposition, montrer le parcours du langage visuel d’Uraguchi, de cette contamination de l’énergie des plongeuses dans ses photographies. Mais aussi montrer le quotidien de ces femmes, la solidarité qui règne entre elles, et leur rapport à la mer », avoue la commissaire.

« Elles disparaissent peu à peu »

Si le travail photographique d’Uraguchi Kusukazu est considéré comme « amateur », il n’en est pas moins de qualité. Après la guerre, il reprend le commerce familial de perle à Shima. « Il ne s’est jamais établi comme photographe professionnel, mais l’envergure de son archive, deux-cent mille négatifs, témoigne de son assiduité », rectifie Sonia Voss. Il était très actif dans les photo-clubs, qui réunissaient photographes amateurices et professionnel·les à travers l’Archipel. Grâce à cela, son travail est publié dans des livres et des revues. Amateur, certes, mais ses images représentent une documentation considérable sur un métier en voie de disparition. Lorsqu’il commence à photographier les ama en 1955, elles sont déjà en déclin. Dans les années 1950, dix-sept mille femmes plongeuses peuplaient le Pays du Soleil Levant. En 2017, on en recensait seulement deux mille dans dix-huit Préfectures et leur moyenne d’âge côtoyait les soixante-cinq ans. « Elles disparaissent peu à peu, s’attriste Sonia Voss. La modernisation du Japon et l’apparition de nouveau mode de vie, mais aussi l’industrialisation galopante et la surpêche impactent considérablement leur profession, développe-t-elle. Les ormeaux se font de plus en plus rares. Le métier reste dangereux et ne rapporte plus autant de gain qu’avant. » Il y a bien eu des tentatives du gouvernement local pour raviver la profession comme l’inscription de la pratique des ama au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2017. « La tendance n’est pas près de s’inverser », se désole-t-elle. Cependant, leur existence reprend vie grâce à Uraguchi Kusukazu. « J’espère que son travail inspira les générations futures », conclut Sonia Voss.

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