Compositrice, chanteuse et musicienne originaire de Pologne, Hania Rani signe avec I Hear the Silence In All This Empty Space son premier livre photo. Paru en 2021, édité avec son amie Nicola Chowela, il raconte les paysages médités par l’artiste et les coulisses de sa première tournée.
Et si, pour l’introduire, nous commencions par les mots de la fin du texte ouvrant I Hear the Silence In All This Empty Space ? « Cher·e ami·e qui lisez ces mots informes : asseyez-vous et détendez-vous, je vous emmène en voyage. Il sera jalonné d’images fixes qui auraient pu se produire à la fois partout et nulle part. Ou qui n’auraient jamais pu avoir lieu du tout. Rappelez-vous, ce n’est qu’une douce fantasmagorie, une histoire inventée dans la tête d’un fou qui voulait voir un monde dans un grain de sable », écrit la pianiste. Entre 2019 et 2020, Hania Rani a réalisé sa première tournée mondiale. Du Royaume-Uni à la Turquie, de l’Islande au Japon, de la Russie à sa Pologne natale, la compositrice alors âgée de 29 ans donne ses concerts sur toute la planète, cernée de trois ou quatre claviers. Pour graver dans le marbre ce long périple, elle décide de garder les traces des paysages sillonnés et des scènes témoignées. Prêtant attention au tumulte du monde, mais surtout aux détails, et en particulier au silence, elle tisse les liens de ressemblance entre les lieux qu’elle fréquente, comme pour dire : il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour remarquer des choses uniques. Ainsi, c’est dans l’humilité de son sujet, mêlée à un minimalisme propre à sa patte musicale que l’ouvrage de l’artiste puise sa grâce.
Une esthétique dépouillée
« J’ai simplement profité de l’occasion que m’offrait la vie pour capturer les moments dont je suis témoin », explique Hania Rani. Ce premier livre photo, elle l’a souhaité intime, ne conservant que des clichés pris à l’iPhone, soit un médium encore plus personnel que n’importe quel autre appareil. Faites de répétitions, d’échos, les images baignées dans un clair-obscur toujours très subtil dépeignent des endroits négligés, parfois maussades, ou troubles. Une porte fermée, un déchet gisant au sol, un recoin abandonné, une serviette… Sous une certaine lumière ou en plan zoomé, toutes ces choses peuvent véhiculer, sous l’œil poétique de l’autrice, une certaine beauté et une puissance méditative. Refusant l’ostentatoire – tout comme elle résiste, dans sa pratique musicale, à l’étalage de sa virtuosité – , elle porte une attention soutenue au réel, aux couleurs et aux contrastes propres à chaque endroit. Traversant des villes peuplées et animées, elle part en quête de la sérénité, présente, d’après elle, partout : « Tout le monde a besoin de se reposer. La ville dort, elle aussi », révèle-t-elle. Dans sa musique, les mélodies sont intelligentes, les structures, sobres, reflètent un goût pour le calme et l’épuré. C’est dans cette direction précise que semble s’orienter sa photographie. Comme si elle éliminait progressivement presque tous les éléments, pour ne laisser voir que l’essentiel – qui est peut-être le vide lui-même. Naturelles, souvent crémeuses, les couleurs de ses images sembleraient presque elles-mêmes appartenir au silence.
150 x 200 x 18 mm
200 pages
25 €
Une pratique photographique proche de la composition musicale
I Hear the Silence In All This Empty Space : ce titre reprend les quelques paroles qu’Hania Rani fredonne de sa voix cristalline et transparente, dans le morceau qui ouvre son album Home (2020), intitulé « Leaving ». Dans cette fuite photographique, qui poursuit son façonnement d’un paysage visuel, musical et sensible, elle capture un monde de fantômes – un album qui paraît antérieurement s’appelle d’ailleurs Ghosts –, et questionne l’espace. « Voici comment j’organise ma musique : j’emploie la même rigueur que pour l’organisation des images de ce livre », raconte l’artiste. « J’ai l’impression que si quelqu’un veut vraiment creuser ce que je fais en tant que musicienne, il devrait aussi regarder mes photos, bien que je ne les réalise pas en tant que photographe professionnelle », poursuit-elle. À travers l’ouvrage, composé d’autant de clichés que de notes personnelles, elle développe un intérêt pour la manière singulière qu’ont les artistes de vivre leur quotidien, notamment lors des déplacements. « Comme nous ne passons parfois que quelques heures quelque part, voire quelques jours, nous devons rapidement nous approprier cet espace afin de nous sentir détendu·es et de produire un bon spectacle », confie la musicienne. C’est pourquoi le 8e art devient, dans ces moments, la clé de son bien-être, lui permettant de se rendre familière de lieux inconnus.
Un objet d’art conçu à quatre mains
« Ce ne sera plus jamais la première tournée, l’excitation était alors immense, révèle-t-elle. Il y a quelque chose de profondément et sincèrement beau dans ce livre, parce qu’il provient de quelqu’un qui effectue quelque chose pour la première fois. » I Hear the Silence In All This Empty Space reflète cet enthousiasme et ce point de vue. Pour penser l’ouvrage, Hania Rani a collaboré avec son amie, la conceptrice de livres Nicola Chowela, elle aussi alors débutante et grande admiratrice de livres d’art. « Nous ne voulions rien inclure sur la musique, simplement de petits extraits de mes chansons, des textes que j’avais écrits ou des morceaux qui m’avaient inspirée », explique la musicienne. L’une et l’autre décident également d’abandonner les cadres, de remplir les pages des photographies, et font le choix significatif de ne pas mentionner les noms des lieux où elles ont été capturées. De cette manière, la substance du livre peut être explorée dans son authenticité – et si les lecteurices sont intéressé·es, iels peuvent néanmoins consulter les légendes situées à la fin. En éparpillant de discrètes correspondances entre les images et les paroles des morceaux d’Hania Rani, elle-même et son éditrice offrent à leur œuvre commune une note ludique et joyeuse. Et puisque nous avions commencé par le texte introductif de l’artiste, pourquoi ne pas terminer par celui-ci ? « J’ai vécu une grande aventure. J’ai eu la chance de voir le monde au coin de la rue, ainsi que celui qui se trouve plus loin. […] Regarder et voir sont des compétences acquises. Je ne m’en attribue pas beaucoup le mérite, si ce n’est d’avoir voulu apprendre ce tour de magie : regarder pour voir, écouter pour entendre. »