Dans sa série Algues Maudites, Alice Pallot se penche sur les algues toxiques proliférant sur les côtes bretonnes. Mêlant approche scientifique et regard plasticien, elle écrit un conte en vert et noir, comme pour exiler ses peurs… Cet article, rédigé par Alexandre Mouawad, est à retrouver en intégralité dans le dernier numéro de Fisheye.
« Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! », se lamentait Baudelaire au début de son Spleen de Paris, il y a un siècle et demi, à une époque où les artistes pouvaient encore se croire débordés par la « profondeur du ciel », dépassés par « l’immuabilité de la mer ». Mais les temps changent et ce ne sont plus les poètes qui sont maudits mais la nature même. Et l’artiste dit « contemporain » se trouve aujourd’hui à son chevet, à l’heure où les forêts sont, l’une après l’autre, noircies par les flammes, et où, comme nous le montre si bien Alice Pallot dans son travail photographique, un trop-plein d’algues dû en grande partie à l’agriculture intensive de porcs peut se retourner contre les faunes marines et littorales. Contemporaine, Alice Pallot, 27 ans, l’est pour de nombreuses raisons. D’abord parce que, consciente que seule la synergie du collectif pourra sauver ce qui peut encore l’être, elle sait mettre son égo sous cape, et ne parle pas trop d’elle-même. Préférant évoquer celles et ceux qui l’ont soutenue plutôt que les efforts qu’elle a déployés pour circonscrire un sujet plus vaste que la Bretagne désormais puisqu’on retrouve les algues maudites jusqu’à Calais.
Tout commence avec un souvenir d’enfance. Celui d’un oncle travaillant dans une usine de spiruline et ramenant régulièrement à la maison cette algue, vertueuse, elle. C’est en retombant en novembre 2020 sur une de ces boîtes et en l’évoquant avec une amie artiste, Marguerite Barroux, qu’elles décident de s’engager comme bénévoles en Bretagne dans une ferme où l’on cultive cette plante aquatique, l’une des plus anciennes de la planète. L’enthousiasme et la curiosité d’Alice Pallot l’amènent à pousser sa recherche et lui font découvrir Algues vertes. L’histoire interdite (La Revue dessinée/Delcourt, 2019), une BD qui fait autorité sur le sujet signée d’Agnès Léraud. Terrible investigation qui, comme toutes les révélations écologiques, touche d’autant plus les gens de sa génération, les premiers concernés par la catastrophe annoncée. Dans cette enquête qui sera bientôt adaptée au cinéma, Inès Léraud documente et retrace l’histoire d’un fléau trouvant ses racines cinquante ans plus tôt dans la politique d’exploitation intensive qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Les algues vertes ont proliféré sur les côtes armoricaines avec le développement de l’industrie porcine et des déjections animales rejetées dans la Manche. Les plages ont commencé à être submergées par ces plantes qui étouffent les écosystèmes sur lesquels elles viennent se greffer en les privant d’oxygène en produisant un gaz toxique potentiellement mortel, le sulfure d’hydrogène (H2S). Un jogger, un ouvrier, un cheval, des chiens et plusieurs sangliers en auraient perdu la vie… L’ouvrage raconte comment certaines morts ont été occultées par les pouvoirs publics, et comment d’autres décès les ont poussés à s’en inquiéter, jusqu’à la mise en place d’un plan gouvernemental encore insuffisant à ce jour.
© Alice Pallot
Un sujet à même d’emporter la photographe, à la croisée de ses préoccupations. Une histoire « invisible et invisibilisée, comme elle l’explique, un gaz qui ne se voit pas, des plantes à l’apparence inoffensive et une omerta, une désinformation organisée en grande partie par les pouvoirs publics sous l’influence des lobbies. Tout ça avec une forte charge esthétique, comme lorsque j’ai travaillé sur des microplastiques avec des botanistes. Si je participe à cette course incessante à la plus belle photo, c’est pour mieux hameçonner et questionner le spectateur ». Suite à la découverte de cette ténébreuse affaire, celle qui a commencé son parcours au département photo de La Cambre, en Belgique, et qui a poursuivi par un passage à l’Ecal de Lausanne, en Suisse, a décroché la Résidence 1+2, que dirige Philippe Guionie, à Toulouse.
Cette résidence donne lieu à une collaboration entre un photographe et deux scientifiques dans les laboratoires du CNRS de la Ville rose. Mais les algues vertes sont ailleurs. Alors, avant d’entamer sa résidence, en mai dernier, Alice Pallot décide de passer du temps en Bretagne et de rencontrer Yves-Marie Le Lay de l’association écologiste Sauvegarde du Trégor. Objectif ? Étudier, photographier le terrain, les plages, et prélever des échantillons, notamment un jus noir lié à la putréfaction des algues qu’on retrouve sur ses photos. Une première phase de découverte et d’analyse durant laquelle elle a travaillé avec des scientifiques du Ceva, le Centre de valorisation des algues, s’intéressant aux zones mortes parce qu’inaccessibles et impossibles à nettoyer. Ces derniers lui ont fourni des captures aériennes desdites zones, dont elle se servira en faisant pousser sur ces tirages ces maudites algues. Des images précieuses aussi : depuis trente ans, bien que la faune et la flore soient impactées quotidiennement, on ne trouve guère plus que trois ou quatre photos d’animaux morts sur internet. Toujours les mêmes.
© Alice Pallot