Dans L’entaille, Zoé Hollebecq invite au voyage tout en interrogeant le rapport ambivalent des humain·es à la nature. Mêlant des archives photographiques de son grand-père à des images nouvelles, fruit de ses propres pérégrinations, elle visite les sentiers de sa mémoire familiale tout en tentant d’atteindre les sommets de l’irréel. Un parcours tant onirique qu’initiatique. Entretien.
Fisheye : Pourrais-tu te présenter?
Zoé Hollebecq : Originaire de Lyon, j’ai toujours été bercée par l’effervescence artistique d’une famille ancrée dans le spectacle vivant, j’ai cultivé dès mon enfance une passion dévorante pour les arts plastiques et visuels. Le paysage culturel lyonnais m’a progressivement conduit vers la photographie, une discipline que j’ai approfondie pendant trois années d’études passionnantes. C’est là que j’ai présenté ma dernière série, Anima (2023), devant un jury composé de figures de la photographie telles qu’Ed Alcock, Julia Gat, et Bertrand Stofleth. De nouveaux projets animent mon travail photographique à travers un collectif de photographes émergentes, nommé Météore, ainsi qu’un futur voyage en Inde. Je m’intéresse à la photographie sous différentes formes. Au travers de projets au long cours, je cherche à questionner les frontières entre réalité et fiction, entre autobiographie et documentaire. En partant de questionnements personnels ou d’histoires intimes, je cherche à créer des récits visuels touchant l’infini, interrogeant notre réalité́ tangible. L’Entaille s’inscrit dans cette recherche.
À quand remonte ton premier souvenir en photographie ?
Mon premier souvenir photographique est intrinsèquement lié à mon grand- père maternel, un passionné de photographie et de cinéma, bien qu’il n’en ait pas fait son métier. Dans sa seconde vie, il restaurait des gravures anciennes, les animant de couleurs, que ma grand-mère vendait dans sa boutique. Lors de mes visites enfantines, une séance rituelle devant son objectif s’imposait inévitablement. De cette expérience naît ma fascination pour les albums de famille, ainsi que mon attrait profond pour la photographie en tant que médium capable de laisser une empreinte indélébile dans la mémoire. À la maison, une malle remplie d’images en désordre de moments figés stimulait déjà mon imagination, faisant des photographies le support naturel de mises en scène.
Quel rapport entretiens-tu à la nature ?
La nature, et notamment la montagne, est omniprésente dans mes souvenirs d’enfance. Mon grand-père, passionné de haute montagne, s’enthousiasmait avec celui qui l’avait accompagné vers un sommet. Cette même montagne, quelques années après, lui a tragiquement pris son fils ainé. J’étais alors adolescente. Depuis, j’entretiens une relation ambivalente avec la nature. Elle me fascine beaucoup, je suis souvent émue face à sa grandeur et sa beauté. Toutefois, une part de moi s’en méfie, en a très peur. La nature est souvent présente dans mes projets photographiques ; elle me permet d’introduire un voile de mystère et d’étrangeté qui traduit cette ambivalence.
Et à la famille ?
Mon rapport à la famille est façonné par des liens forts. En tant que dernière et seule fille d’une fratrie de trois enfants, je suis très proche de mes parents et mes frères. Pour moi la famille est plus qu’une unité biologique, je la vois plutôt comme un clan, une meute de loups où chaque membre, avec sa personnalité, contribue à la force et la solidité du groupe. En l’absence de sœur, j’ai aussi forgé une relation spéciale avec mes cousines du même âge, avec qui j’ai grandi dans une famille nombreuse formant ce clan.
« C’est le témoignage d’une ambivalence omniprésente dans ma démarche photographique, et un appel au voyage entre ciel et terre, dans une nature primitive, où l’homme se confronte à sa condition humaine »
Quelle est l’origine de ta série L’Entaille ?
J’ai commencé L’Entaille en 2021. Le projet a débuté lors d’un projet d’étude avec la photographe Marine Lanier. L’idée première était d’explorer notre lien au monde, de retourner à un état plus primitif où la nature maintient cet équilibre délicat entre le sublime et le dangereux. La genèse de ce projet remonte à la perte de mon grand-père, moment où j’ai récupéré ses archives photographiques, principalement des images de montagne qui m’ont beaucoup touchée. En son hommage, j’ai réinterprété ces archives, jouant avec les couleurs, recadrant les images… Lors d’un voyage au Mexique, en compagnie de mes cousines, j’ai pris de nombreuses photographies en lien avec ce projet. Au cours de ce périple, une pellicule ratée, occasionnée par une fuite de lumière dans mon appareil, a donné naissance à des photographies que j’ai conservées pour leur esthétisme singulier et poétique. Elles racontent la disparition et l’effacement d’une mémoire. Le dialogue entre ces archives familiales et mes propres photographies a constitué le fil conducteur de cette histoire visuelle.
Pourquoi avoir choisi ce titre, tu voulais évoquer un déchirement ?
Ce projet renferme plusieurs « entailles ». Une entaille, d’abord, évoque une blessure infligée à la chair, une incision profonde laissant souvent des cicatrices. Je pense aux marques à la fois physiques et mentales, qui laissent des empreintes durables dans nos mémoires. C’est également le trou de mémoire, le vide béant qu’il crée dans nos vies. Enfin, c’est l’image de la crevasse, d’une fente profonde dans la terre, symbolisant une frontière entre deux mondes, comme ici entre la réalité et la fiction.
Qu’as-tu souhaité raconter, au fond ?
Ce travail est le fruit de la recherche d’un compromis entre la nature et l’homme, entre la fiction et la réalité tel qu’il peut se présenter à mes yeux. C’est le témoignage d’une ambivalence omniprésente dans ma démarche photographique, et un appel au voyage entre ciel et terre, dans une nature primitive, où l’homme se confronte à sa condition humaine.
« J’utilise des éléments tangibles pour nourrir des récits empreints d’imaginaire, convaincue que la fiction peut enrichir notre compréhension de la réalité »
Le mélange d’archives de ton grand-père et de tes propres images vient jouer sur ce rapport à la mémoire, et à un temps presque irréel, n’est-ce pas ?
En effet, la fusion de certaines archives familiales avec mes propres images explore le lien complexe de la mémoire avec une temporalité qui peut être irréelle. Les strates temporelles se confondent, brouillent la clarté des années. L’usage du diptyque, tout comme l’effacement de la matérialité de l’image, permet de perdre le regardeur. Le territoire ainsi que les personnages deviennent le sanctuaire de cette mémoire effacée que l’on tente de raviver. Le mélange des différentes esthétiques, le noir et blanc et la couleur enrichissent la perception, offrant une exploration visuelle où les époques semblent s’entrelacer de manière complexe.
D’où provient cette part d’onirisme qui parcourt ton travail ?
L’essence onirique de mon travail photographique découle d’une volonté constante de brouiller les frontières entre réalité et fiction. J’utilise des éléments tangibles pour nourrir des récits empreints d’imaginaire, convaincue que la fiction peut enrichir notre compréhension de la réalité. Mes histoires, souvent façonnées sous la forme de récits ouverts et de contes, s’inscrivent dans une esthétique proche des mythes et des légendes, évoquant le merveilleux et le fantastique. Les thèmes que j’aborde remettent en question la véracité du médium photographique, explorant la complexité de notre rapport entre le visible et l’invisible, l’apparition et la disparition. Cet onirisme, que j’emprunte également au cinéma de David Lynch, représente une quête délibérée du mystère et de l’inexplicable, une exploration artistique qui transcende les limites de la réalité tangible.
Un mot quant à ton processus artistique pour cette série ?
J’ai réalisé L’entaille de façon intuitive, mêlant les éléments, les images pour créer un récit visuel, mais aussi un récit écrit. Comme je l’ai toujours fait dans mes projets, je pars d’un questionnement personnel ou d’une histoire intime pour aller vers une histoire touchant l’universel qui interroge notre réalité. J’ai cherché à sonder notre place dans l’univers, notre relation avec les forces mystérieuses qui le façonnent, tout en conservant une dimension intime héritée des archives familiales.
Qu’apporte cette base écrite en regard de tes images, est-ce une autre strate de ta série ou bien la continuité de cette dernière ?
Pour la première fois, un écrit accompagne une de mes séries. Ainsi tissé, il constitue une nouvelle strate qui brouille les pistes de son destinataire, ne révélant pas non plus vers qui elle est dédiée. Cette base écrite évoque le voyage initiatique, le pèlerinage vers une montagne sacrée qui hante les pensées du personnage. Elle est une empreinte narrative, tracée dans l’invisible, elle conduit le lecteur vers les hauteurs où les frontières entre réel et imaginaire se dissipent. Elle permet une autre visualisation de ce monde façonnée par des récits familiaux et par mes propres peurs. Elle est exutoire, une expression libératrice qui plonge dans un univers étrange où le fantasme, l’imaginaire et la réalité s’entrelacent.
Il y a-t-il une image centrale dans cette série, sur laquelle tu aimerais revenir ?
La première image de L’entaille. Il s’agit de l’œil de mon grand-père. C’est la dernière photographie que j’ai réalisée de lui. Elle incarne l’essence même du projet, je travaille avec mon regard photographique mais également avec le sien. Cette image revêt un aspect primitif qui me fascine, car l’œil évoque, tantôt celui d’un animal, tantôt celui de l’homme. Et dans la pupille de cet œil se dessine la présence blanche de la neige et la silhouette d’un marcheur.