Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les thématiques abordées sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve la force créatrice de la mode, de même que ses dérives. Après avoir mis en lumière sa dimension novatrice, lumière aujourd’hui sur Flore Prebay, Matilde Søes Rasmussen et Marjolijn de Groot, trois artistes qui se sont intéressées à certains de ces aspects moins reluisants.
La mode suscite rarement l’indifférence. Pour certaines personnes, elle est synonyme d’exutoire, s’impose comme un lieu de création et d’expression sans pareil. Pour d’autres, à l’inverse, elle n’est que vanité lorsqu’elle ne cristallise pas les maux de notre époque. Si ces deux perceptions coexistent, elles témoignent finalement de la complexité d’un sujet qu’il serait simpliste de réduire à une de ces facettes. Il y a quelques semaines, nous avions consacré un article sur sa portée expérimentale, sur les narrations qu’elle convoque pour rendre compte d’un héritage ou tendre vers de nouvelles logiques de consommation du vêtement comme de l’image. Aujourd’hui, nous nous intéressons à son autre aspect au travers des séries de Flore Prebay, Matilde Søes Rasmussen et Marjolijn de Groot. Dans des approches disparates, chacune de ces photographes pointe du doigt des dérives de cette industrie parmi lesquelles se trouvent la dysmorphophobie et la pollution.
Souligner certaines défaillances de la mode
Flore Prebay s’est intéressée à la dysmorphophobie. Spécialisée dans le portrait de mode, l’artiste a immortalisé des personnes atteintes de ce trouble caractérisé par une obsession pour une ou plusieurs parties de son corps que l’on perçoit comme un ou des défauts. Cette série porte le nom d’Illusion, un titre qui évoque la dualité entre le rêve que peut susciter l’industrie et la nécessité d’une représentation plus proche du réel. « Il y a un véritable travail d’éducation à faire auprès de celles et ceux qui travaillent pour les marques, cocher des cases ne peut plus suffire, nous avons besoin de sincérité », déclarait la finaliste du Prix Picto de la Photographie de mode 2023. Cette reconnaissance par ses pairs témoigne de l’importance de son entreprise.
Matilde Søes Rasmussen part également d’un constat, plus personnel encore, pour souligner certaines défaillances de la mode. Mobilisant son expérience de plus de dix ans dans le mannequinat, dans son livre Unprofessional, la photographe donne à voir la solitude inhérente à la profession et la relation complexe qu’elle entretient avec son physique. « Lorsque j’étais jeune, je me sentais trop grande, fine et laide. […] Le mannequinat a donc été un soulagement, même si ça peut sembler triste, dit ainsi », se souvenait-elle. À l’inverse de Flore Prebay, elle ne croit pas que l’authenticité existe dans cette industrie, estimant le métier de modèle comme étant « très proche du roleplay et du mensonge ». « Si on réfléchit à leur fonction, on constate que ce sont finalement des corps que l’on vend : celui-ci devient alors un pur produit capitaliste. Nous plaçons des filles de 16 ans dans des pubs de marque. Qu’est-ce qu’elles sont censées représenter ? C’est ridicule, aussi amusant qu’effrayant », déclarait-elle.
Variation sur le même thème, la démarche de Marjolijn de Groot s’articule autour des dérives liées à nos modes de consommation. « Cela me préoccupe beaucoup. Je suis loin d’être exemplaire, reconnaissait-elle alors. Je change ma manière de faire petit à petit. Je me heurte souvent à des problématiques de conscience. J’espère déclencher une action et une réflexion au quotidien, encourager le monde à refuser les produits suremballés. » De fait, comme le démontrent de nombreuses études, la crise du Covid et ses confinements successifs ont participé à une forte accélération du développement du commerce en ligne. Jugées plus sécuritaires et plus simples pour beaucoup, ces pratiques ont néanmoins généré davantage de déchets liés aux emballages plastiques. À cela s’ajoute une empreinte carbone plus importante en raison des transports à domicile. Quoique d’autres domaines soient concernés, la mode, et plus particulièrement les sites d’ultra-fast-fashion, prennent part à cette pollution.
Un monde de contradictions
Pour mettre en lumière ces thématiques qui leur sont chères, les trois photographes ont recours à des approches différentes. Comme pour entretenir la poésie véhiculée par la mode, Flore Prebay mise sur la pose longue qui, pendant quatre secondes, crée un flottement qui lui plaît. « Lorsque j’ai amorcé ma réflexion sur la dysmorphophobie, j’ai veillé à ne pas tomber dans le cliché. En plus du travail autour du tissu qui me permet de cacher des parties de corps, j’ai recours au flou afin de déformer légèrement. J’interviens ensuite sur le tirage en peignant des textures sur le fond et les corps pour ajouter une couche supplémentaire et renforcer cette idée de camouflage », expliquait-elle. Marjolijn de Groot adopte également une approche semblable à la métaphore. Pour ce faire, elle drape les êtres et la nature de plastique quand elle ne les habille pas de bandes de papier doré, s’apparentant aux vestiges d’un faste qui n’est plus.
L’approche de Matilde Søes Rasmussen est paradoxalement plus frontale. Unprofessional fait correspondre le fond et la forme dans cette idée selon laquelle, pour elle, la mode n’est que mensonge. Ses images aux airs documentaires s’avèrent être des performances, des illusions de réalité. Elles ont été réalisées avec ce flash qui, d’ordinaire, s’impose comme un révélateur dissimulant toute part d’ombre, et s’accompagnent de textes écrits « sur [s]on portable entre deux shootings, ou lorsqu’[elle] traînai[t] avec d’autres mannequins dans leur appartement ». Au fil de l’ouvrage, l’artiste jongle ainsi avec différents médiums faisant écho aux multiples transformations auxquelles s’adonnent les modèles pour porter des récits qui ne sont pas les leurs. « Une bonne partie de ma pratique est influencée par l’humour. Mais sous cette partie amusante se cachent bien sûr une certaine tristesse et une haine de moi-même. J’aime aussi me complaire dans l’absurdité de mon travail », confiait-elle. De manière plus générale, cette contradiction est finalement ce qui définit le mieux la mode. À l’instar de toute chose, elle est traversée par une imperfection qui contribue sans doute à la rendre aussi fascinante.