Le 17 janvier 2025 marque le cinquantième anniversaire de la loi Veil, légalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France. Bien qu’une tendance mondiale à la libéralisation de l’avortement se dessine au 21e siècle, ce droit demeure fragile, sujet aux restrictions et aux remises en question gouvernementales. Des photographes, dont certain·es déjà publié·es dans Fisheye, comme Juliette Treillet, Manon Gardelle, Rafał Milach, Laia Abril, Karla Hiraldo Voleau et Kasia Strek explorent l’IVG sous divers prismes, témoignant de sa précarité et soulignant la nécessité de le défendre ou de le conquérir.
« Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes », clamait Simone Veil (1927-2017), ministre de la Santé, devant l’Assemblée nationale, le 26 novembre 1974, lors de son discours de présentation du projet de loi relatif à l’interruption volontaire de grossesse. Après des débats parlementaires houleux dans un hémicycle à majorité masculine et une navette législative entre la Chambre des députés et le Sénat, la loi Veil est adoptée. Le 17 janvier 1975 entre dans l’histoire. Simone Veil triomphe : les Françaises pourront avoir recours à l’avortement légalement. Au-delà d’être une victoire féministe qui permet aux femmes de disposer librement de leur corps, il s’agit également d’une avancée considérable en matière de santé publique, réduisant les risques encourus lors des avortements clandestins.
Si la France célèbre aujourd’hui l’acquisition de ce droit, par ailleurs renforcé par son inscription dans la Constitution le 8 mars 2024, il demeure fragile, et largement nié dans de nombreux pays du monde. Selon les chiffres de 2022 de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), 41 % des femmes de la planète vivent dans des lieux où la législation est restrictive, impliquant des risques médicaux graves pour celles qui y ont recours de manière illégale et, de fait, non sécurisée. Tous les ans, elles sont environ 39 000 à mourir des suites d’une IVG prohibée. L’avortement, qu’il soit entièrement légal, partiellement légal ou illégal, fait l’objet d’un engagement politique fort parmi les féministes, mais aussi les artistes. À travers le journalisme, le militantisme, l’expérience personnelle ou la recherche, des photographes s’en emparent, le documentent sans tabou, avec poésie ou bien dans sa brutale réalité, en France et ailleurs. Iels donnent un écho visuel à la célèbre phrase de la philosophe et féministe Simone de Beauvoir (1908-1986) : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Un œil décomplexé sur l’IVG
Si l’avortement est légal en France, et qu’il est pratiqué par une femme sur trois au cours de sa vie (Drees, données de 2023), il reste un sujet sensible. Apprenant une grossesse non désirée en 2018, la photographe Juliette Treillet décide d’avoir recours à une IVG. Deux plus tard, elle entame sa série Sacrum, où elle pose un regard pudique et salvateur, empreint d’universalité, sur son choix. Mêlant archives et photographies dénudées de sang et de chair, elle compose un récit suggéré et sans complexes, qui lie le passé avec le présent, et dans lequel la nature se révèle être une métaphore de cette histoire vécue par les femmes. « Il y a eu une image qui évoquait un fœtus, mais je l’ai retirée, cela renvoyait à la violence de l’événement », détaille Juliette Treillet, adoptant la distance avec le caractère médical de cette réalité si commune.
Si Juliette Treillet dessine les contours de son avortement par des paysages oniriques, Manon Gardelle, elle, raconte l’expérience de son IVG en naviguant entre la photographie documentaire, les images scientifiques et des mises en scène crues. Si sa série Reviens demain, débutée en 2016, est née pour des raisons cathartiques, elle évolue en 2021 lorsqu’elle décide d’y intégrer Vincent, son compagnon. « S’il s’agit d’un travail très intime, je pense qu’il ne faut pas le voir comme notre témoignage individuel, mais aussi comme celui d’un couple, celui de deux personnes à part entière, comme il en existe plein », confie-t-elle. Sur ses clichés, on aperçoit un corbeau, présage de mort, qui selon l’autrice signifie la perte du fœtus. Les insectes quant à eux font écho au mal-être et, en parallèle, à « l’allégorie d’un renouveau : une transformation presque positive d’un état de malaise vers un autre », ajoute-t-elle. Son travail résonne, invite au partage de témoignages, et insuffle un dialogue sans jugement : « L’avortement est un choix très répandu, nous ne sommes pas les seul·es à être passé·es par là, rappelle Manon Gardelle. L’intérêt de ce travail est de parler de ce choix souvent tabou. »
Un choix, mais pas toujours un droit
Selon le Center for Reproductive Rights, l’avortement est illégal en toutes circonstances dans 21 pays, et son accès demeure limité pour 32 % des femmes en âge de procréer dans le monde. Laia Abril, photographe et chercheuse espagnole, a sillonné le monde en quête de témoignages pour mettre en lumière le non-accès à ce droit reproductif. « L’avortement est un sujet compliqué, invisible, dont on n’a pas forcément envie de discuter tous les jours », explique-t-elle. En 2016, elle présente son livre On Abortion. Elle y révèle les outils – cintres, aiguilles à tricoter, baleines de soutiens-gorge –, les plantes et autres méthodes qu’utilisent les femmes pour interrompre une grossesse non désirée lorsque les pays dans lesquels elles vivent ne leur offrent pas une alternative légale et médicalisée, mais aussi les médecins qui risquent leur travail en pratiquant des IVG clandestines. L’artiste Karla Hiraldo Voleau, lauréate de la Bourse du Talent 2024, s’intéresse aux femmes qui ont recouru à une IVG en République dominicaine, où l’avortement est intégralement prohibé. Dans Doble Moral, elle dresse un récit fait d’images collaboratives et de témoignages. « Nous avons fait des portraits que j’appelle “solidaires”, car je les invitais à prendre elles-mêmes la photo à l’aide d’un déclencheur souple, quand elles se sentaient prêtes. Moi, généralement, je cadrais », raconte la photographe. Qu’elles soient anonymes ou à visage découvert, la fierté se dégage de leur regard ou de leur posture. Elles mettent en lumière la lutte qu’elles incarnent : obtenir la pleine possession de leur corps.
Partant d’une première tentative du gouvernement polonais de restreindre l’accès à l’avortement en 2017, la photographe Kasia Strek s’embarque dans un projet de longue haleine sur le sujet et ses nébuleuses : « la stigmatisation de la sexualité féminine, l’accès à la contraception, les violences faites aux femmes et le patriarcat, les discours religieux comme force politique », détaille-t-elle. Pendant près de sept ans et demi, elle a traversé les frontières des pays où l’IVG est limitée ou illégale pour démêler l’histoire complexe et universelle des femmes. « L’avortement est souvent tabou, condamné et simplifié, notamment par les sermons réprobateurs des lobbies pro-vie. Je voulais montrer qu’il s’agit en réalité de quelque chose de plus vaste, révéler les enjeux qui se cachent derrière », raconte-t-elle. Avec comme fil conducteur la rencontre des femmes, et plus généralement de celleux qui souffrent des législations restrictives – familles, personnel médical, militant·es –, la photographe tisse sa série The Price of Choice – Where abortion is illegal. Du Nigeria en Égypte, en passant par les Philippines, les États-Unis et l’Irlande, elle met en images les chiffres de l’OMS. « Les complications de grossesse liées à des avortements clandestins représentent entre 10 et 13 % de la mortalité maternelle mondiale, s’alarme Kasia Strek. C’est la seule cause de décès de femmes enceintes que l’on peut totalement éviter. » Derrière ces chiffres, des noms et des histoires tragiques, comme celle de Jennifer à Lagos, au Nigeria. Deux semaines après une IVG effectuée dans des conditions dangereuses, la jeune fille de 18 ans est décédée à l’hôpital. « J’étais à son chevet la nuit de sa mort, confie Kasia Strek. Sa famille n’avait pas les moyens de payer pour les soins intensifs. Les lois restrictives n’affectent pas seulement celles qui avortent, mais aussi leur famille entière. » L’artiste apprend trois mois plus tard la disparition de la mère de Jennifer, laissant trois fils orphelins. Le travail photographique de Kasia Strek souligne la douleur et la résilience des femmes à travers le monde, les encourage à prendre la parole et constitue un témoignage extensif de la situation. Elle rappelle, en citant Simone de Beauvoir, que « ces droits ne sont jamais acquis ».
Retour de bâton
La France a fait le choix d’inscrire la liberté des femmes à avorter dans sa Constitution l’année dernière. L’Irlande, elle, a légalisé sa pratique en janvier 2019. D’autres pays, sous le joug du conservatisme, ont décidé de la restreindre, voire de la supprimer. Ils sont quatre à avoir fait marche arrière, d’après le Center for Reproductive Rights. Le 22 octobre 2020, la Pologne interdit l’avortement, sauf dans deux cas : lorsque la grossesse résulte d’un viol ou lorsque la grossesse met en danger la vie ou la santé de la femme. Cette nouvelle mesure a déclenché de nombreuses protestations dans le pays. Le photographe Rafał Milach, dans sa série Strike, a documenté les révoltes et les symboles de ses soulèvements populaires sans précédent. Dans la nuit, il flashe les regards ornés d’éclairs rouges éclatants et les messages engagés sur les pancartes des manifestant·es. Ces images servent à dénoncer la violation des droits humains.
Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a opéré un revirement de grande importance en abrogeant l’arrêt Roe v. Wade (1973), qui garantissait le droit à l’avortement au niveau national. Cette annulation a pour conséquence de laisser chaque État fédéral libre de légiférer sur l’accès à l’IVG, ce qui compromet ce droit dans plusieurs d’entre eux. Depuis, une dizaine d’États l’a complètement interdit et a fermé les cliniques qui permettaient aux femmes d’y recourir dans des conditions médicales et sécurisées. Parmi ceux-ci, le Mississippi, où même en cas de viol ou d’inceste, l’avortement est prohibé. Là-bas, Kasia Strek a rencontré Ebony Jones. Adolescente, elle a été violée par son ex-petit copain et est tombée enceinte. Démunie face à sa famille religieuse qui refusait de l’aide à avorter, elle force une fausse-couche. « Elle est tombée à nouveau enceinte des années après, raconte la photographe. Mais le fœtus avait une sévère malformation. Malheureusement, avec le renversement de Roe v. Wade, la loi du Mississippi l’empêchait d’avorter et elle n’avait pas les moyens de voyager dans un autre État. Elle a dû assister à la naissance de son fils Hunter et à sa mort prématurée, 10 heures plus tard. » L’histoire d’Ebony Jones relate une grossesse compliquée, la perte d’un enfant, des mois où son corps lui rappelait sans cesse qu’elle était mère, et non celle d’une IVG. C’est pourtant cette expérience qui l’a poussée à militer pour les droits reproductifs dans des groupes de paroles ou dans des livres de poèmes. « Le récit d’Ebony est celui de la résilience et du courage », conclut-elle.