Alors que le business de la chirurgie esthétique est en plein boom en Chine, la photographe Yufan Lu se questionne sur les motivations à l’œuvre lorsque l’on décide de modifier son apparence. Dans sa série Make Me Beautiful, elle entreprend un travail documentaire sensible et introspectif sur son rapport au corps et à la beauté.
Le décor est feutré et rose bonbon, pourtant une certaine froideur aseptisée se dégage des lieux. Le visage de Yufan Lu est sans expression, mais les annotations qui soulignent ses yeux, son nez, ses pommettes en disent long sur les standards de beauté en Chine. Depuis plusieurs années, le business de la chirurgie esthétique a explosé, comptabilisant jusqu’à 10 millions de personnes y ayant recours par an, souvent âgées de moins de 30 ans. Ce chiffre étourdissant, ajouté à l’anxiété de la photographe qui subit de nombreuses injonctions sociétales à être « belle », l’a poussée à réaliser un projet photographique, Make Me Beautiful, où sa tête est au centre du dispositif.
Munie d’une photographie d’identité, elle s’est rendue dans une trentaine de cabinets pour se soumettre au regard de praticien·nes, qui se font appeler elleux-mêmes « concepteurices de beauté ». La photographe nous raconte : « Iels utilisaient toute une série d’outils pour évaluer mon visage et établir des plans d’opération. D’un ton autoritaire, iels en soulignaient méticuleusement chaque trait. Parfois, iels me laissaient immédiatement choisir au sein des prototypes parmi les plus populaires, comme on choisit un produit dans un rayon. Toustes m’ont dit qu’un faciès pouvait être un permis d’accès à la vie de mes rêves… J’ai alors clairement ressenti mes désirs et mes faiblesses face à l’écrasante culture de la consommation. »
Les visages comme des produits consuméristes
Durant ses études en Photographie et cultures urbaines à l’Université Goldsmiths de Londres, un programme interdisciplinaire mêlant pratique artistique et sociologie, Yufan Lu a forgé une approche singulière du médium, qu’elle qualifie de « métaphotographie ». Elle s’intéresse à la création d’images comme « un moyen de ressentir, de penser, de se souvenir et de vivre. » La photographie n’est pas un outil, mais bien l’objet de sa recherche, lui permettant de « combiner des expériences corporelles ou connaissances acquises par la pratique, avec des études théoriques. » Elle travaille actuellement sur un projet de livre pour aboutir à une version finale de cette série entamée en 2018 et qui n’a eu de cesse de se transformer. Le fil rouge reste le même : son autoportrait, annoté par des chirurgien·nes ou modifié par ses interventions plastiques.
À l’origine, Yufan Lu collectait des portraits préchirurgicaux trouvés dans les cliniques ou publiés sur des sites web de chirurgie esthétique. Elle découpait ensuite des motifs à l’aide d’un couteau, avant d’attacher à chacun d’entre eux des pensées partagées par des personnes ayant subi des opérations, écrites de sa main. « Je trouve triste la façon dont ces visages ont été jetés par leurs propriétaires, devenant de simples produits consuméristes. Je voulais les conserver. Mais à bien y réfléchir, ce sont leurs visages qu’iels ont choisi d’abandonner. Même s’ils sont publiés en ligne, ai-je le droit de les réinterpréter et de les utiliser dans d’autres contextes, ce qui pourrait aller à l’encontre de leur volonté ? J’ai fini par « transplanter » les coupures – leurs blessures – sur mes portraits, portant leurs traits comme des masques sur moi », explique-t-elle. La photographe n’a finalement pas passé le cap de sa propre transformation. Elle poursuit l’expérience de se soumettre au regard de l’objectif et du public, poussant toujours plus loin l’introspection de son image.