À l’aune de la légalisation du mariage pour tous à Taïwan en 2019, Manbo Key dévoile dix années de conversation visuelle intime entre lui et son père, tous les deux gays, dans son projet Father’s Videotapes. Au cœur de ce parcours de réconciliation, il repense les étiquettes identitaires imposées par la société et ouvre la discussion sur l’identité sexuelle à la sphère familiale.
Des draps de qualité, des haut-parleurs accrochés au mur, quelques bibelots et magazines érotiques sur les étagères et une collection de cassettes vidéo pornographiques constituent la chambre du père de Manbo Key, qui siège dans la région de Taichung à Taïwan. « Quand j’étais adolescent, mon père disparaissait souvent » se souvient le photographe, dont le vrai nom est Yang Teng Chi. C’est dans ces moments d’absence, qu’il explore sa pièce intime, en quête d’argent et de vidéos libidineuses. « Je me suis rendu compte de mon homosexualité quand j’étais en primaire et j’ai commencé à l’explorer au collège. J’avais envie de regarder du porno gay » avoue-t-il. Mais lorsqu’il s’aventure dans la collection de son père pour assouvir ses désirs, il fait une découverte peu commune : une sextape qui trahit son homosexualité. « Il se filmait avec ses partenaires masculins, parfois dans cette même chambre », ajoute Manbo Key. Cette révélation est complexe pour le jeune garçon : « Il n’a jamais vraiment répondu aux attentes de la société en matière de devoirs paternels, notamment dans la structure traditionnelle chinoise, père et fils. Il était un esprit libre », raconte-t-il. Leur relation, déjà distante, s’étend alors d’autant plus, mais pousse le jeune homme à réfléchir sur la notion de « père ».
Une famille non-conventionnelle
« Plus jeune, je n’acceptais pas entièrement ma famille, j’ai essayé de quitter le domicile, de changer ma vie, de trouver ma propre identité », poursuit Manbo Key. Le photographe est élevé par sa grand-mère hakka, une matriarche qui infuse le foyer d’une forte énergie féminine. Son père, queer, est peu présent, et sa mère, qui gérait des bars et des boîtes de nuit dans le quartier rouge dans les années 1980, est elle aussi absente. « Mais en apprenant à mieux me connaître, j’ai réalisé que ma famille m’avait en fait donné une immense liberté. J’ai de plus en plus ressenti leur amour profond, je les ai trouvés authentiques », confesse-t-il. Ainsi, en 2008, son histoire familiale prend un tournant artistique. Le jeune diplômé s’empare d’une caméra et réalise un court-métrage expérimental intitulé Father and Son. « J’y ai exprimé très subtilement mes antécédents familiaux non-conventionnels et j’ai parlé du fait que mon père et moi-même sommes des hommes homosexuels », raconte-t-il. Une façon de se réconcilier avec lui et de le voir pour l’individu qu’il est réellement. Cette expérience pose les bases de son projet Father’s Videotapes, un triptyque où il explore, à travers leur relation, la question queer à Taïwan. Un projet qui prend vie à partir de 2019, dans plusieurs expositions, mêlant photographies, vidéos, installations et archives et dans un livre photographique aux trois chapitres, Father’s Videotape, Avoid A Void et Diverse Identities, sorti en 2022.
Une sextape pour réunir les générations queers
Entre 2008 et 2018, Manbo Key documente son foyer. Il photographie, enregistre et film son père et sa grand-mère. Au moment du décès de cette dernière, son processus artistique s’accélère. L’auteur explore ses souvenirs et se met à organiser et classer les objets du passé, dont une cinquante vidéos érotiques que son père lui offre. Ce moment coïncide avec la montée des mouvements sociaux pour légaliser le mariage homosexuel sur l’île. « La photographie crée l’opportunité d’inspecter ses souvenirs et d’ouvrir la discussion sur des choses et des événements du présent, remarque Manbo Key. Je voulais représenter la communauté queer de sa génération et offrir un autre point de vue sur ce que signifie être “père”, qui peut être en réalité très différent des attentes de la société. » Dans sa démarche, il élabore un pont photographique entre deux époques. Il joue avec les couleurs vives, et met en scène ces sujets, « comme des personnages de film », note l’auteur, qui a évolué dans l’industrie du cinéma taïwanais. Des drag-queens, des personnes transgenres, des danseurs gays représentent la société dans laquelle l’artiste s’est construit. Et puis des mises en scène de son père dans un décor où ses objets sont arrangés — cassettes, publications queers illégales des années 1990, ou son vieux jockstrap —, révèlent, telles des archives, l’environnement queer d’une époque plus ancienne.
Manbo Key expose plusieurs fois ce projet, notamment au Musée national des beaux-arts de Taïwan : « En apparence, il s’agissait d’une conversation privée entre mon père et moi, mais elle reflète en fait les différentes générations queers à Taïwan, initiant enfin un dialogue familial longtemps négligé dans l’espace public. » En arrangeant images, sextapes, et matériaux provenant de différentes périodes, il reconnecte des symboles et des métaphores, il lève le voile sur la résistance et l’héritage de la communauté queer asiatique, il part à la poursuite de la liberté et du désir. L’objectif : réconcilier deux générations et susciter des conversations sur l’orientation sexuelle au sein des familles taïwanaises. Et éventuellement libérer celles et ceux qui ont dû cacher leur identité pendant des années. « Finalement, le véritable artiste, c’est mon père, conclut l’auteur. Ses cassettes, axées sur la sexualité et le corps, n’étaient peut-être que des tentatives de documenter ses désirs. Mais la création artistique ne consiste-t-elle pas fondamentalement à exprimer ses désirs ? »
2,951 dollars taïwanais