Monty Kaplan à la lisière de la démence

Monty Kaplan à la lisière de la démence
© Monty Kaplan
© Monty Kaplan

Avec The Measure – qui prend pour point de départ un poème de Robert Creeley (1926-2005) – le photographe argentin Monty Kaplan propose un voyage viscéral dans la folie, avec, en creux, une méditation sur le temps et la résilience.

« The Measure est à la base une tragédie. C’est l’histoire d’un homme qui est devenu tellement obsédé par ce qu’il essaie d’accomplir qu’il a perdu tout lien avec sa vie et avec la réalité. Et parce que sa quête consiste à comprendre le temps, qui est au cœur même du tissu de l’existence de l’être humain, un effondrement métaphysique s’ensuit », annonce d’emblée Monty Kaplan. The Measure, adaptation du poème éponyme de Robert Creeley en série photographique, est un conte de science-fiction. En son centre, il évoque un scientifique dévoré par son désir de saisir la nature du temps, et la possibilité de voyager à travers les époques. Inévitablement, cette quête de l’impossible – à moins de perdre sa propre humanité – l’entraîne au-delà des limites de l’entendement. Chacune des images qui composent ce travail reflètent le poids que le personnage éprouve à mesure que sa perception de la réalité se déforme dans sa recherche demeurant sans réponses.

Ancien réalisateur, aujourd’hui chef opérateur et photographe, Monty Kaplan mêle dans son travail documentaire, fiction et photo d’art, employant le médium pour narrer des histoires imprégnées d’une forte approche cinématographique, inspirée de son expérience dans le domaine. The Measure aura d’ailleurs nécessité un important travail de production, car Monty Kaplan a collaboré avec un artiste d’effets spéciaux, notamment pour la photographie du scientifique de dos – portant des câbles qui lui sortent du crâne. Dans la suite logique de ses œuvres précédentes, il explore l’obsession, le monde métaphysique, et la tension entre une perspective subjective et objective sur les choses. Ici, un homme se lance dans l’aventure invraisemblable de percer le mystère du temps, mais le propos de l’œuvre résonne bien au-delà la dimension anecdotique, puisque chacun·e d’entre nous peut un jour faire l’expérience de franchir un seuil dans son rapport au réel – de l’obsession au flottement métaphysique, de la douleur au fantasme. 

© Monty Kaplan
© Monty Kaplan
RobertCreeley
poète
« “I cannot
move backward
or forward.

I am caught.
in the time
as measure.

What we think of
we think of—
of no other reason

we think than
just to think–
each for himself.”


– “The Measure” »
© Monty Kaplan

Du poème à l’image

Au cours de son travail, Monty Kaplan découvre un poème de Robert Creeley, membre du groupe des poétes·ses de Black Mountain (des poétes·ses américain·es d’avant-garde ou postmodernes du milieu du 20e siècle, installé·es au Black Mountain College, une université expérimentale en Caroline du Nord, ndlr). Dans la poésie américaine de l’époque, la question des limites de la connaissance humaine est très récurrente dans les préoccupations existentialistes qui prévalent alors. Apprécié pour son travail sur la forme et la perception singulière des choses que ses poèmes construisent, Robert Creeley met particulièrement l’accent sur un état d’entre-deux, sur une forme d’incapacité à se mouvoir et à penser. Le poète est « pris dans le temps », considéré comme une « mesure ».

C’est dans ce même état que se trouve l’unique personnage de la série de Monty Kaplan. Incapable de rationaliser et de maîtriser le temps, il perd de vue sa dimension insaisissable pour les humains : il est, au contraire, ressenti, il disparaît, réapparaît, accélère, ralentit selon les perspectives. C’est précisément en entamant d’intenses recherches sur le temps – afin de trouver un contrepoids aux idées exprimées par Robert Creeley – que Monty Kaplan trouve ce que sera la base même de son œuvre. Cette obsession pour la recherche de réponses, de laquelle naît un profond sentiment de frustration, devient l’objet même de The Measure. Il émane ainsi, de ce court poème et de ce travail photographique, un même « tranquille désespoir » de l’esprit pragmatique – selon les mots de l’artiste argentin.

De la frustration à l’acceptation

La narration du projet est partagée entre le point de vue du personnage, son journal scientifique et ses expériences. Tous ces éléments s’ajoutent progressivement à la suite des autres, créant un crescendo dramatique, en même temps que son personnage plonge dans l’agitation, et que la narration devient de plus en plus erratique. The Measure, en ce sens, a quelque chose de profondément fascinant et déroutant. Si la folie n’est pour Monty Kaplan ni un piège ni une sorte de libération, il semble plutôt la considérer, simplement, comme une incapacité à s’adapter. Elle est, d’après lui, « le résultat d’un entêtement et d’un refus de voir les choses sous un angle différent ».

Monty Kaplan fait le lien entre les processus scientifique et créatif, et le fait que tous deux soient pavés d’impasses. Dans l’un comme dans l’autre, on est amené·es à « se perdre dans une boucle à l’intérieur de ses propres idées, échouer et recommencer », précise-t-il. En prenant une autre perspective, les spectateurices peuvent réaliser que nous sommes tous·tes à notre manière prisonnier·es de notre contexte – en fonction de nos schémas de pensée, de règles et de lignes directrices de notre vie, construit·es en fonction de nos réalités. « Notre monde et notre vie ne sont qu’une tapisserie de perspectives, toutes aussi erronées et justes les unes que les autres », résume-t-il à merveille. The Measure explore – « mesure » donc – d’une certaine manière jusqu’à quel point nos perspectives peuvent être faussées. Monty Kaplan raconte cette frustration, mais ouvre également la voie pour une acceptation individuelle et collective de notre condition, vers plus de résilience.

© Monty Kaplan
© Monty Kaplan

© Monty Kaplan
© Monty Kaplan

© Monty Kaplan
© Monty Kaplan
© Monty Kaplan
À lire aussi
Les photos de la folie ordinaire
Les photos de la folie ordinaire
L’historien Philippe Artières et le photographe Mathieu Pernot ont travaillé pendant trois ans sur les archives photo et vidéo de…
03 mai 2019   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Ouka Leele : folie créative
Ouka Leele : folie créative
Jusqu’au 29 février, la Galerie VU’ accueille une grande collection d’œuvres d’Ouka Leele, artiste pétillante issue du mouvement…
05 février 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
© Austn Fischer
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
Installé à Londres, Austn Fischer puise dans les ressorts de la communauté LGBTQIA+ pour interroger les notions traditionnelles de genre....
21 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Chupacabras © Eleana Konstantellos
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Eleana Konstantellos développe, depuis 2019, de nombreux projets photographiques mêlant mise en scène et recherche...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
© Suzy Holak / Instagram
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
Est-ce un vice de vouloir posséder de l’argent et des biens ? Bijoux ou billets de banque, tout élément tape-à-l’œil attire le regard des...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
L’ancien président Donald Trump avec ses fils, des membres du parti et des supporter·ices lors de la convention nationale républicaine à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 15 juillet 2024 © Joseph Rushmore.
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
C’est l’heure du récap ! La politique et les questions sociétales sont au cœur de cette nouvelle semaine de novembre.
17 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
© Marie Le Gall
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
Absente depuis vingt ans, lorsque Marie Le Gall retourne enfin au Maroc, elle découvre un territoire aussi étranger que familier....
22 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Aleksandra Żalińska rend un tendre hommage à sa grand-mère
© Aleksandra Żalińska
Aleksandra Żalińska rend un tendre hommage à sa grand-mère
À travers But please be careful out there, Aleksandra Żalińska photographie sa grand-mère, avec qui elle entretient une grande...
22 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
© Austn Fischer
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
Installé à Londres, Austn Fischer puise dans les ressorts de la communauté LGBTQIA+ pour interroger les notions traditionnelles de genre....
21 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Elie Monferier : visible à la foi
© Elie Monferier
Elie Monferier : visible à la foi
À travers Sanctuaire – troisième chapitre d’un projet au long cours – Elie Monferier révèle, dans un noir et blanc pictorialiste...
21 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas