No Man Is an Island : Nancy Jesse dépeint le quotidien d’une île autosuffisante

14 août 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
No Man Is an Island : Nancy Jesse dépeint le quotidien d’une île autosuffisante
© Nancy Jesse
Photographie de Nancy Jesse montrant un homme tenant un panier, à Eigg, en Écosse.
© Nancy Jesse

Dans No Man Is an Island, la photographe berlinoise Nancy Jesse raconte le quotidien sur l’île écossaise d’Eigg. Là-bas, une communauté autonome et autosuffisante, propriétaire du territoire depuis 1997, semble vivre en harmonie, bien loin des problématiques qui n’ont de cesse de fragmenter nos sociétés. 

Fisheye : Quel a été le point de départ de No Man Is an Island ?

Nancy Jesse : Au début du fameux semestre d’orientation (au cours duquel vous pouvez tester et échanger des idées pour le projet de votre mémoire de fin d’études), je voulais photographier un village d’Allemagne de l’Est après la réunification. Mais j’ai vite réalisé que je ne pouvais pas faire quelque chose sur le passé, sur la stagnation et la frustration. Toutes les crises que nous traversons sont désespérantes, et il est simple de perdre foi en un monde meilleur. Je souhaitais un sujet optimiste, tourné vers l’avenir. Je cherchais plutôt des solutions, des projets collaboratifs. Je voulais aussi me donner de l’espoir. Et un jour, j’ai regardé une courte vidéo de la BBC sur une île écossaise appelée Eigg, qui est un parfait exemple d’avant-gardisme. Dans les années 1990, elle a dû faire face à d’importantes difficultés liées au régime de la propriété privée. C’est alors que la population s’est réunie et a lancé un projet visant à acheter ce territoire pour se l’approprier. 

Comment cette population, qui possède désormais l’île, subvient-elle à ses besoins ?

Elle produit sa propre électricité grâce à l’une des rares centrales capables d’utiliser les trois énergies renouvelables, à savoir le vent, l’eau et le soleil. Elle vit donc hors réseau, en communauté, loin des tracas du monde. C’est du moins l’impression qu’elle donne, et cela peut faire rêver : être autonome par rapport à ce monde, que nous aimerions toutes et tous fuir un jour ou l’autre, je suppose. Je me suis d’ailleurs demandé si l’on pouvait vraiment être autonome, que ce soit en tant qu’individu ou en tant que communauté. Même sur une île, peut-on s’échapper d’une manière ou d’une autre ? C’est alors que je suis tombée sur ce poème de John Donne, intitulé « No Man Is an Island », et c’était le titre parfait pour mon projet et mes questions.

Photographie de Nancy Jesse montrant l'île d'Eigg, en Écosse.
© Nancy Jesse
NancyJesse
Photographe
« Il y a quelque chose de puissant là-dedans, quelque chose d’ancien, et c’est ce que j’ai voulu capturer dans mes photographies. C’est aussi cette puissance écrasante de la nature que l’on ressent souvent dans ce lieu. »

Justement, comment interprètes-tu ce poème, qui a donné son nom à ta série ?

Je vois donc ce poème comme une réponse et une inspiration aux questions que je me suis posées. Je le perçois aussi comme une sorte de rappel et d’appel à nous considérer comme un tout, comme quelque chose de positif. Nous sommes toutes et tous ensemble sur cette planète. Nous ne pouvons pas et ne devons surtout pas nous éloigner. Au contraire, nous devrions nous rapprocher en tant que communauté mondiale, car nous dépendons tellement des autres que nos actions doivent être envisagées collectivement.

Tes paysages sont marqués par des ciels sombres, qui semblent se profiler comme une menace. Comment as-tu composé tes images ?

J’ai toujours été fascinée par les images plus sombres et quelque peu mystérieuses. Le ciel noir, que l’on trouve souvent en Écosse, peut bien sûr être considéré de manière métaphorique. Mais en fait, c’est plutôt moi qui préfère intuitivement photographier dans ces conditions lumineuses. Cela convient également à l’île, car c’est un endroit rude : la vie n’y est pas facile, le paysage est rocailleux et moussu, avec un seul gros rocher qui domine tout. Le vent vous pique les yeux et il fait généralement très froid et humide. Il y a quelque chose de puissant là-dedans, quelque chose d’ancien, et c’est ce que j’ai voulu capturer dans mes photographies. C’est aussi cette puissance écrasante de la nature que l’on ressent souvent dans ce lieu.

Photographie de Nancy Jesse montrant une femme âgée, assise sur une chaise, qui regarde par la fenêtre.
© Nancy Jesse
Photographie de Nancy Jesse montrant un homme debout, à Eigg, en Écosse.
© Nancy Jesse
NancyJesse
Photographe
« Là-bas, tout le monde a conscience des conséquences plus larges du changement climatique et sait à quel point nous dépendons des systèmes écologiques mondiaux. »

Comment cette communauté fait-elle face aux changements climatiques ?

Elle partage les mêmes craintes et préoccupations que les autres communautés, en particulier de celles qui vivent sur les îles. L’élévation du niveau de la mer et les conditions météorologiques imprévisibles qui les coupent du ferry continental constitueront un problème majeur dans les années à venir. Dans l’ensemble, leur mode de vie est plutôt durable, notamment grâce à l’énergie renouvelable produite localement, et autosuffisant. On encourage, par exemple, les jeunes à pratiquer l’agriculture et le jardinage, car Eigg a besoin d’un plus grand nombre de personnes pour travailler les terres et développer de nouveaux concepts agricoles. Là-bas, tout le monde a conscience des conséquences plus larges du changement climatique et sait à quel point nous dépendons des systèmes écologiques mondiaux.

Quel est l’objectif de cette série ?

Tout d’abord, je veux partager l’histoire d’une communauté que j’admire et qui peut être une source d’inspiration pour d’autres. Mais je propose aussi un récit plus abstrait : celui d’une île et des personnes qui l’habitent, qui créent leur mode de vie et leur communauté dans ce monde fragmenté. Elles construisent ainsi leur propre utopie. Ces clichés ne cherchent pas à savoir si cela fonctionne ou non. Avec mes portraits, je souhaite établir un lien entre les êtres que je photographie et le public qui se trouve devant mes images. J’ai envie de susciter le désir d’échanger avec les autres, de poser les questions qui restent sans réponse.

Quelle est la suite de ce projet ?

Je prévois de retourner sur l’île pour la photographier dans le cadre d’un projet à long terme. J’ai vraiment hâte d’approfondir mes liens avec la communauté et de documenter leur vie au fil du temps.

À lire aussi
Les nouvelles frontières de La Gacilly : Charles Delcourt (3/3)
Les nouvelles frontières de La Gacilly : Charles Delcourt (3/3)
Fisheye affiche cette année encore son engagement pour les thématiques environnementales. En témoigne la 4e édition du partenariat avec…
09 juillet 2019   •  
Écrit par Anaïs Viand
Berlin : Diane Meyer et le fil de l'histoire
© Diane Meyer
Berlin : Diane Meyer et le fil de l’histoire
Dans une série sobrement intitulée Berlin, Diane Meyer associe une fois de plus la photographie au point de croix. Ici, elle utilise…
19 janvier 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Raphaëlle Peria et Fanny Robin remportent l’édition 2025 du BMW ART MAKERS 
© Raphaëlle Peria / ADAGP
Raphaëlle Peria et Fanny Robin remportent l’édition 2025 du BMW ART MAKERS 
Le jury du BMW ART MAKERS s’est accordé à nommer l’artiste Raphaëlle Peria et la curatrice Fanny Robin lauréates de la quatrième édition...
18 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Résidence 1+2 : fusion du vivant et des croyances en images
© Alžběta Wolfova, Insect Gaze_3, Photogramme.
Résidence 1+2 : fusion du vivant et des croyances en images
La Résidence 1+2 dévoile son coffret 2024, Fabulae, composé de trois livres photographiques présentant les séries de Céline Clanet...
16 janvier 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
À travers Female Gaze, Luma Koklova réenchante le monde
© Luma Koklova. Female Gaze (Cosmologies).
À travers Female Gaze, Luma Koklova réenchante le monde
Dans « Female Gaze », le premier chapitre de sa série Cosmologies, la photographe Luma Koklova pose un regard neuf, décolonisé et libéré...
09 janvier 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
La première rétrospective de Corinne Vionnet est à découvrir au musée de Pont-Aven
© Corinne Vionnet
La première rétrospective de Corinne Vionnet est à découvrir au musée de Pont-Aven
Le musée de Pont-Aven accueille l’exposition Écran total de Corinne Vionnet. Il s'agit de la première rétrospective de l’artiste...
04 janvier 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les coups de cœur #528 : Mélodie Roulaud et LickieMcGuire
© LickieMcGuire
Les coups de cœur #528 : Mélodie Roulaud et LickieMcGuire
Mélodie Roulaud et LickieMcGuire, nos coups de cœur de la semaine, se livrent toutes deux à une pratique photographique ayant trait à...
20 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les images de la semaine du 13.01.25 au 19.01.25 : la mémoire du vivant
© Alžběta Wolfova, Enveloppe, Muséum Victor Brun à Montauban.
Les images de la semaine du 13.01.25 au 19.01.25 : la mémoire du vivant
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye évoquent différents aspects de la mémoire, du vivant et des sciences.
19 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Blue Monday : 24 séries de photographies qui remontent le moral 
© Charlotte Robin
Blue Monday : 24 séries de photographies qui remontent le moral 
Depuis 2005, chaque troisième lundi de janvier est connu pour être le Blue Monday. Derrière ce surnom se cache une croyance, née d’une...
18 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Raphaëlle Peria et Fanny Robin remportent l’édition 2025 du BMW ART MAKERS 
© Raphaëlle Peria / ADAGP
Raphaëlle Peria et Fanny Robin remportent l’édition 2025 du BMW ART MAKERS 
Le jury du BMW ART MAKERS s’est accordé à nommer l’artiste Raphaëlle Peria et la curatrice Fanny Robin lauréates de la quatrième édition...
18 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet