En imaginant Of Fire, Far Shining, l’Américain·e J.A. Young développe un univers peuplé de silhouettes chimériques, créatures nées des atrocités générées par l’humanité. Un monde aux antipodes de sa propre spiritualité.
« En 2020, j’ai vécu ce que Jeff Kripal, professeur spécialisé dans les études religieuses, appelle “le retournement” : une capacité soudaine à percevoir les dimensions extra-physiques de l’existence, qui étaient auparavant ignorées ou jugées non-pertinentes. Depuis, je n’ai cessé de m’instruire sur le mysticisme, pour déconstruire et reconstruire ma perspective ontologique », déclare J.A. Young. Marqué·e par cette révélation, iel se plonge dans les méditations bouddhistes et apprend à observer de manière consciente le monde qui l’entoure. Guidé·e par son intuition, iel laisse ses pulsions exprimer le « potentiel atmosphérique » présent dans son propre corps. Une expérience intime révélée par l’image : au sein d’un univers monochrome, ces fragments d’émotions se distillent, traçant des formes, des mouvements, des sensations vives, viscérales sur le papier.
Autodidacte, l’auteurice queer de 37 ans est tombé·e amoureux·se de l’art et de ses mouvances dès son plus jeune âge. En quête d’un moyen d’expression lui permettant de créer de manière solitaire tout en explorant la pesanteur des ambiances, iel découvre un livre d’optique dans une vieille librairie qui lui donne envie d’expérimenter avec l’argentique. « Ce n’était alors pas vraiment un intérêt, mais plutôt une sorte de besoin de regarder mon environnement en le déformant. J’ai ensuite été confronté aux aléas de ce procédé : les infiltrations de lumières, les problèmes d’expositions, de mises au point… Mais ces accidents surréalistes m’ont dévoilé le potentiel du 8e art », se souvient-iel. Peu après, J.A. Young s’ouvre à l’univers des livres photo : les narrations, le rapport au toucher, la charge émotionnelle qu’ils portent comme leur « dense abstraction »… « Mon obsession était née », révèle-t-iel.
Vivre dans une dystopie
Des yeux qui se lèvent vers des cieux absents, des fumées qui déclenchent les larmes, des barricades, des silhouettes masquées, encagoulées, J.A. Young fait de Of Fire, Far Shining le recueil dystopique d’une narration sans ponctuation. Partout, le cauchemar apparaît, se démultiplie, joue à nous effrayer. Dans un monochrome qui lisse les flux de pensées, l’auteurice colle, déchire, incline, peint, recadre, plie ses découvertes comme ses œuvres pour faire surgir l’aliénation. « J’essaie de générer une sensation d’effroi, de suspense, de picotement – comme une surcharge d’électricité statique ou d’oreilles qui bourdonnent. Je crois que j’essaie de transmettre une forme d’anticipation. Comme si quelque chose était sur le point de se produire, ou que cela s’est produit, mais qu’on l’a manqué. Comme si quelqu’un d’invisible vous observait, ou que vous avez pris quelqu’un en flagrant délit », précise-t-iel.
Au cœur de ses expérimentations, des phénomènes historiques datant du début des années 1940 à nos jours. La montée de l’État de sécurité nationale américain, les massacres commis par le complexe militaro-industriel du pays, l’impact regrettable de l’humanité sur son environnement et les propagandes idéologiques qui facilitent ces atrocités. Dans les images de J.A. Young, les masques à oxygène deviennent les costumes funestes d’une armée vouée à détruire en même temps qu’elle se meure. Dans son sillon, les carcasses d’animaux, les bois morts de forêts devenues stériles, les blocs opératoires où échouent des victimes sans visage, prêtes à servir de munition à l’avancée de la science. « J’ai l’impression nous vivons dans une sorte de dystopie depuis longtemps. Notre technologie s’est tellement sophistiquée rapidement depuis la révolution industrielle que nous en avons oublié notre développement spirituel et moral », confie l’artiste. Des visions glaçantes qui s’animent étrangement grâce aux manipulations de J.A. Young. Entrant en collision avec ses propres croyances, ces irruptions de violence viennent s’écraser dans sa réalité, l’obligeant à « nager entre ces deux extrêmes » pour faire du chaos qu’ils engendrent le terreau de sa propre création.