Jusqu’au 17 septembre 2023, le Jeu de Paume présente la première exposition d’envergure consacrée à Frank Horvat depuis sa disparition. De ses reportages aux confins du monde à la vie parisienne en passant par la mode, le photographe esquisse les contours d’une époque avec cette poésie de l’intime qui le caractérisait tant.
L’histoire de l’art a souvent fait briller des talents méconnus du public après que ceux-ci se sont éteints. La photographie n’y fait bien évidemment pas exception et le Jeu de Paume en dévoile, en ce moment même, un exemple probant à travers Frank Horvat. Paris, le monde, la mode. Malgré l’influence qu’il eut dans les années 1950, celui qui aimait à se présenter comme « le moins célèbre des photographes » est resté dans l’ombre. Avec ce titre d’exposition, pareil à un triptyque, l’institution parisienne relève aussi bien les domaines de prédilection de l’artiste qu’une quête de soi ponctuée d’obsessions. Son œuvre foisonnante, entamée dès le début des années 1950, se découpe en plusieurs périodes que nous retrouvons au fil de nos pérégrinations entre les cimaises du musée. Celles-ci ont d’ailleurs été pensées, pour la première fois en ces lieux, de façon écoresponsable. « Cette initiative, dictée par la volonté d’agir de manière concrète en faveur du développement durable, vise également à développer un rôle d’impulsion et d’information qui incombe aux organismes culturels », précise le Jeu de Paume.
Une esthétique novatrice
L’ensemble présenté se compose de 170 tirages – inédits pour certains, originaux pour l’essentiel – et de 70 documents d’archives. Les salles qui ouvrent la visite s’attachent d’abord à montrer ses premiers travaux pour la presse illustrée, auxquels il s’adonnera jusqu’au tournant des années 1960. Au lendemain de la guerre, Frank Horvat ressent le besoin de courir le monde et décide de devenir photoreporter. S’ensuivent alors un premier voyage au Pakistan, puis un second en Inde. Là-bas, l’artiste façonne une esthétique novatrice. Il s’immisce aussi bien dans les milieux de vie marginaux que dans les traditions musulmanes séculaires, où la femme ôte son voile, dos à l’homme qu’elle vient d’épouser, pour qu’il découvre son visage dans un miroir. Le photographe s’impose ainsi comme le premier Occidental à immortaliser ces scènes privées.
À l’image, dans l’intimité et la douceur de la nuit s’entremêlent toujours jeux de regards et expressions du corps et des désirs. Ses clichés habillent les pages de nombreux titres de presse – dont Réalités, l’une des revues les plus importantes et les plus lues à l’époque dans l’Hexagone – et lui permettent d’approcher un rêve qui s’exaucera plus tard : celui de rejoindre la célèbre agence Magnum. « Au moment où j’y mis le pied la première fois, Paris était pour moi la capitale du monde. De celui de la mode bien sûr, mais aussi de ceux de la peinture, des lettres, des spectacles et surtout – dans ma perspective –, du photojournalisme, car c’était le siège de Magnum », consigne Frank Horvat dans un manuscrit non daté.
Désirs de vie et de voir
Pour les besoins d’une commande, le jeune homme photographie des prostituées et des proxénètes. Au volant de sa voiture, il traque les va-et-vient dans les cafés de Pigalle, la rue Saint-Denis et les allées du bois de Boulogne. À la manière d’un roman noir, les silhouettes se découpent dans la nuit opaque et l’amènent à s’intéresser, plus largement, au monde qui prend vie une fois le crépuscule venu. Dans les coulisses de cabarets ou sur les planches, les strip-teaseuses mènent la danse. Leur corps, au premier plan, laisse paraître, dans le lointain, le regard des hommes, ces spectateurs-voyeurs subjugués, devenus captifs de la scène à leur insu. Les rôles s’inversent et la gent féminine s’affranchit un tant soit peu. Ses tirages de mode prolongeront ce mouvement en élaborant de nouveaux récits qui soulignent une certaine libération des femmes, visible par le vêtement et la pose adoptée par celles-ci. Dans les compositions de Frank Horvat, mannequins, chanteuses et actrices font disparaître la mode au profit de séquences d’existence qui transportent celui ou celle qui contemple vers des fictions familières ou qui laissent l’esprit songeur.
Dans un désir de voir et de vie, Frank Horvat ne trouve plus satisfaction à travailler pour cette mode qui lui a fait quitter Magnum. « Si le photojournalisme montre les choses telles qu’elles sont, la photo de mode les montre comme on voudrait qu’elles soient », écrit-il. Son attrait pour le reportage, bien plus fort que la sécurité du succès rencontré, le pousse alors à entreprendre de nouveaux voyages entre 1962 et 1963. Le Caire, Tel-Aviv, Calcutta, Sydney, Bangkok, Hong Kong, Tokyo, Los Angeles, New York, Caracas, Rio de Janeiro puis Dakar… Animé par une quête de vérité profonde, pendant près de huit mois, le photographe parcourt le globe et réalise de nombreux tirages pour Revue.
Cependant, à son retour, le secteur connaît une vaste crise, et le magazine allemand n’est en mesure de ne publier que quelques-unes de ses commandes, qui sombreront, pour la plupart, dans l’oubli des archives de l’artiste. Se rendant compte que, toutes ces années durant, il n’avait cherché qu’à montrer ses propres obsessions et états d’âme, sa vision d’un monde désenchanté, ponctué de corps esseulés habités par la mélancolie, il mettra un terme à sa carrière dans la presse de reportage. « Une photo ne dit pas seulement ce que son auteur voudrait, mais aussi ce qu’il dit sans le vouloir », conclura-t-il dans un présent de vérité générale à son effet.