« Plastic Wings » ou comment la pandémie a brulé les ailes d’Icare

30 décembre 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Plastic Wings » ou comment la pandémie a brulé les ailes d’Icare

Initié au lendemain du confinement, Plastic Wings, projet du photographe chinois Shi Yan se lit comme une réinterprétation contemporaine du mythe d’Icare. Errant dans les centres commerciaux de nouveau remplis, l’auteur s’interroge sur les symboles qui composent notre quotidien et leur évolution au fil du temps et des événements. En croisant les écritures et les métaphores, il construit un récit à la fois abstrait et philosophique, tout en interrogeant nos émotions les plus brutes. Entretien.

Fisheye : Quelle est ton histoire ?

Shi Yan : Je suis né à Buenos Aires, en 1998 et je vis désormais à Shanghai. Ma famille est originaire de Fuqing, une ville de la province du Fujian en Chine. Suite aux réformes et à l’ouverture opérées par le gouvernement chinois dans les années 1990, mes parents se sont envolés pour l’Argentine afin d’y travailler – en 1994. Puis, alors que le territoire connaissait une crise économique, politique et sociale, ils sont retournés dans leur pays d’origine en 2004. Nous avons, depuis, habité dans de nombreuses villes chinoises.

Ces circonstances atypiques, ainsi que mon intérêt pour la philosophie – notamment les théories de l’École de Francfort – font que mon travail prend souvent racine dans mon expérience personnelle. Je réalise des images qui explorent les limites et les distinctions de l’individu.

Pourquoi as-tu commencé à t’intéresser à la photographie ?

Au collège, j’aimais bien une fille, mais je savais que j’allais bientôt devoir déménager et la quitter … Ces voyages incessants ont déclenché en moi une peur de la perte, de la séparation. J’ai donc emprunté le boîtier de mon père sans le lui dire pour prendre cette fille en photo. À partir de cet instant, la photographie m’est apparue comme un moyen d’enregistrer les choses, de retenir un temps périssable.

© Shi Yan

Comment cet intérêt s’est-il développé ?

Après mes études supérieures, j’ai poursuivi mon intérêt pour les théories philosophiques, tout en me lançant dans la création d’une entreprise – et son échec m’a donné matière à réfléchir. Encouragé par ma compagne et un ami photographie, j’ai fini par percevoir le potentiel du médium, ainsi que sa capacité à conceptualiser les émotions. J’étais attiré par ses attributs, qui combinent des sensations floues et concrètes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à étudier l’histoire de cette discipline.

Comment construis-tu tes projets ?

La plupart du temps, je me promène avec un carnet, un smartphone et un 35 mm et je prends des notes écrites et visuelles. J’aime me déplacer avec ma moto électrique – un véhicule très populaire en Chine. Je roule lentement, et je me perds dans les rues. Pourtant, cela ne signifie pas que j’ère sans but. J’ai en tête des concepts, des émotions qui me guident. Lorsqu’une scène attire mon attention, je l’observe, puis je retourne sur les lieux pour confirmer mon intérêt. En parallèle, je me nourris d’œuvres d’art, de livres et de théories pour trouver des résonnances. Lorsque tout devient clair, enfin, j’emporte mon boîtier avec moi.

Si je devais décrire mon approche par une analogie, je dirais qu’elle est similaire à des cartes d’étoiles (de constellations) : j’ordonne ces éclats de lumière et je les connecte librement.

Qu’est-ce qui t’a inspiré Plastic Wings ?

La série est inspirée par le mythe grec de Dédale et Icare, que je vois comme une enquête de l’autopositionnement de l’individu dans l’histoire. Après le confinement, j’ai été amené à pénétrer dans de nombreux centres commerciaux à Shanghai, à voir beaucoup de paysages artificiels. J’y ai perçu la fragilité et la permanence, la difficulté et l’attente… Toutes ces émotions complexes et contradictoires qui fusionnent ensemble… Tout comme les ailes d’Icare qui représentent l’espoir, mais aussi une inévitable destruction. Avec ces sentiments en tête, j’ai également commencé à examiner mon environnement – physique et psychologique. Et, tandis que je prenais des photos, que j’observais les archives de négatifs que je collectionnais, les frontières entre réel et illusion ont commencé à se brouiller. Les notions de temps, d’espace se sont évaporées pour laisser place à l’émotion, planant au-dessus d’un labyrinthe structuré.

© Shi Yan© Shi Yan

Pourquoi cet intérêt pour le mythe ?

Le mythe est souvent composé d’une part de réel et d’une part d’imaginaire. Il ne cherche pas à cacher ses éléments fictifs, et par conséquent, il est plus proche de la vérité que de l’actualité. Le polythéisme des Grecs antiques a donné à leur mythologie une dimension à la fois séculaire et sacrée. Selon moi, c’est l’incertitude du mythe qui le rend attirant, tout comme l’art. Le mythe d’Icare en est un bon exemple. Le labyrinthe et les prédictions, l’ascension et la descente, l’espoir et le désespoir, la vie et la mort… Tous ces enjeux demeurent actuels. Alors que je marchais dans les centres commerciaux et que j’observais les modèles d’oiseaux – et surtout leurs ailes – je les ai immédiatement associés à ce personnage. Au cœur de cet environnement social complexe et fragile, je ne peux que songer à Icare, piégé par son désir. Adorno disait « écrire de la poésie après Auschwitz est quelque chose de barbare ». Si sublimer ne sert à rien, révéler la complexité et les contradictions est, à mon sens, plus efficace.

Que souhaitais-tu révéler ?

Ce que j’essaie de décrire, c’est notre existence, notre statut après la propagation de l’épidémie. Ainsi, l’influence la plus directe d’Icare sur mon projet est l’abandon d’une expression généralisée, et d’un point de vue défini. Mais je me suis également interrogé sur la manière dont l’histoire se répète, et change, de manière sensible. Donc, on pourrait dire que le mythe d’Icare m’a influencé, et que j’essaie de l’influencer en retour… Ou plutôt d’expliquer le mythe dans un contexte moderne.

Tu croises les écritures photographiques dans Plastic Wings. Pourquoi ?

L’image est différente du texte. Les livres, la plupart du temps, possèdent une narration linéaire, mais ce n’est pas le cas de la photographie. Si cette dernière a bel et bien une dimension narrative, ce n’est pas sa véritable force. Le 8e art peut être trompeur, il n’indique jamais toute la vérité, donc la narration en photographie limite le potentiel du médium. Si l’on compare, par exemple, une histoire à une photo, le texte semble avoir plus de potentiel. En revanche, si on le compare à un corpus d’images, le texte possède plus de détail, mais le corpus laisse plus de place à l’imagination. Ainsi, utiliser différentes écritures, différentes esthétiques me permet de mettre l’accent sur la connexion entre les clichés, et leur relation au symbolique.

© Shi Yan

Comment reconnait-on une bonne image, selon toi ?

Je crois que le véritable objectif d’une photo est de nous faire oublier qu’il s’agit d’une photo. Il est important, pour cela, d’atteindre un espace plus étendu, et de s’inspirer de sa propre expérience. Cependant, le temps passé à observer différentes images peut varier. Un appareil grand format, par exemple, capture plus de détails qu’un 35 mm, mais ce dernier est plus intuitif – d’autant plus lorsqu’il est utilisé avec un flash. Leurs différences peuvent être comparables à celles d’un violon et d’un violoncelle. Et, lorsque j’arrange mes clichés, j’en choisis des variés, qui génèrent une certaine diversité, et différents niveaux de lecture.

La symbolique est importante dans ton travail. Peux-tu nous en dire plus ?

La société d’aujourd’hui est une société faite de symboles. Du design intérieur des vitrines des commerces aux espaces commerciaux, tout ce qui arrive à notre regard est une forme de design. Et il faut bien admettre qu’on y trouve une certaine logique, un certain sens. J’essaie donc d’insérer cette dimension à mon travail sous la forme d’indices. Si je ne veux pas les expliciter, je peux en décrire la flexibilité. Dans les paysages artificiels des centres de shopping, par exemple, les ailes d’oiseau sont souvent vues comme quelque chose de positif. Pourtant, au lendemain de l’épidémie, dans un contexte de frustration économique, ces animaux ont été associés à des signes de dépression.

© Shi Yan

As-tu d’autres exemples ?

Lorsque le plastique est devenu populaire, les gens l’ont volontiers associé à la technologie, la modernité, la dimension pratique et une certaine « qualité inférieure ». Mais la destruction de notre environnement a entraîné une nouvelle vision du matériau, qui est aujourd’hui perçu comme culpabilisant, polluant, et responsable de la mort d’animaux innocents. C’est la même chose pour le concept du labyrinthe. Dans le mythe d’Icare, la construction du labyrinthe requiert une certaine initiative, mais elle pose finalement un dilemme : le labyrinthe évoque ici une inspection, une norme. Dans la société moderne, pourtant, on ne peut s’empêcher de chercher sa sortie.

Au 19e siècle, trois poètes, Byron, Baudelaire et Stefan Anton George avaient interprété ce récit de manières différentes. Les symboles sont toujours des choses complexes à analyser. Trouver et expliquer leur ambiguïté, leur relation à d’autres symboles est mon véritable objectif.

Explores-tu d’autres thèmes à travers ton œuvre ?

Je m’intéresse beaucoup à l’environnement, qu’il soit public ou privé. Plus précisément, à la rencontre de ces deux aspects. J’essaie toujours également d’explorer la problématique de l’immobilier en Chine – un thème à la fois historique et moderne. En termes d’images, je suis également fasciné par son champ d’existence : comment une image est montrée, et à l’intérieur de quoi elle existe ?

Et d’où te vient ton inspiration ?

De mes propres explorations, qui découlent non seulement d’une introspection, mais aussi d’une plongée dans l’histoire. D’une part, ce processus me demande d’interroger ma propre expérience, et d’autre part de rester attentif à ce qui m’entoure. Je dois étudier chaque vérité derrière chaque circonstance. Ces actions peuvent être ancrées dans des relations de pouvoir, ou des logiques comportementales, donc on pourra même dire que mon inspiration provient de ce qui est jugé trop « routinier » par notre société.

© Shi Yan© Shi Yan

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