Poétique du toxique

31 décembre 2020   •  
Écrit par Anaïs Viand
Poétique du toxique

Montrer l’invisible et les mutations de l’environnement, telle est la double quête de Coline Jourdan, artiste plasticienne rouennaise de 27 ans. Pour sa participation à la Résidence 1+2, elle s’est rendue à l’ancienne mine d’or et d’arsenic de Salsigne, dans l’Aude, pour étudier les effets de l’extraction minière sur le paysage. Une aventure entre contaminations et réflexions. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

« Mon engagement pour l’environnement intervient dans ma vie quotidienne. Alors que je cherche à me confronter au toxique dans ma pratique artistique, j’essaie de l’éviter autant que possible dans ma vie de tous les jours, à travers mes habitudes de consommation notamment »

, annonce Coline Jourdan. Lauréate de la Résidence 1+2 en 2019 – un programme qui rassemble photographes et scientifiques – l’artiste plasticienne exposait jusqu’au 1er novembre, Soulever la poussière, à la Chapelle des Cordeliers, à Toulouse. Le second volet d’une étude au long cours sur les paysages miniers amorcée en 2019 avec Les noirceurs du fleuve rouge (cf. Fisheye #42). « Après avoir suivi les rives et les eaux empoisonnées du Rio Tinto, en Espagne, je me suis intéressée à l’ancienne mine d’or et d’arsenic de Salsigne, située dans la vallée de l’Orbiel, dans l’Aude », poursuit l’artiste. Celle qui fut la plus grande mine d’or d’Europe, et la plus grande mine d’arsenic du monde, est aujourd’hui à l’arrêt. Pourtant, le gisement continue de façonner le paysage. « Un territoire intéressant car complexe sur les plans environnemental, sociologique et politique, commente Coline Jourdan. L’extraction minière est nécessaire à nos sociétés, et son impact me questionne. »

Des images contaminées

Soulever la poussière est le fruit d’une collaboration inédite. Coline Jourdan et Jérôme Viers (enseignant-chercheur au laboratoire Géosciences environnement Toulouse et coordinateur de l’équipe de la mine Salsigne) n’avaient jamais travaillé, l’une avec un scientifique, et l’autre avec une artiste. Et naturellement, le duo s’est accordé sur deux éléments essentiels : l’expérimentation et le terrain. « Mon processus photographique débute toujours par un travail de recherche autour d’un lieu ou d’un événement », explique l’artiste. Une précision de taille, car tout porte à croire que c’est le résultat plastique qui guide Coline Jourdan, l’expérimentation tenant une place centrale dans son travail. Pour preuve, l’artiste a produit, en toute conscience, des images contaminées. Elle a ajouté à l’eau neutre permettant le développement de ses pellicules argentiques de petites quantités d’eau polluée provenant de l’Orbiel, du Grésillou, et du Malabau – rivière et ruisseaux situés à proximité de la mine de Salsigne. « L’eau est indispensable au procédé de développement en photographie argentique. Elle doit y être la plus neutre possible afin de permettre à l’image d’apparaître sans encombre. Or l’eau présente dans notre environnement est de moins en moins neutre. Dans la vallée de l’Orbiel, on y trouve notamment de l’arsenic. »

© Coline Jourdan© Coline Jourdan

Sous le tapis

Si la Covid-19 et le confinement ont réduit les champs d’études, Coline Jourdan a réussi à saisir l’essentiel de ces « lieux de scandales sanitaires invisibles », pour reprendre les mots de Fabien Ribery, auteur du texte introductif. « Je connais ce site depuis trois, quatre ans. Quand nous avons réalisé nos premiers prélèvements et mesures en laboratoire, nous avons découvert des teneurs en arsenic très élevées – 14 %, et atteignant même les 25 %. Des chiffres hallucinants quand on sait qu’il s’agit d’un site accessible à tout le monde », précise le géologue. Il était temps que quelqu’un vienne soulever la poussière. Un titre de série que Jérôme Viers analyse d’ailleurs en deux temps : « Quelle quantité d’arsenic ingère un habitant de la vallée, une région particulièrement ventée? On est forcé de s’interroger. Et puis, je reste convaincu qu’un individu qui ne s’intéresse pas à ces problématiques peut traverser la vallée de l’Orbiel du Nord au Sud sans rien remarquer. Il devient alors facile de cacher la poussière sous le tapis. » « Ce qui saute aux yeux, c’est qu’on ne voit rien », déclare Coline Jourdan. La toxicité est généralement invisible, et le danger qu’elle représente fait souvent l’objet de déni. Un danger pourtant réel. Afin d’éviter l’inhalation de poussières toxiques, il est recommandé de ne pas rester plus d’une heure et demie dans la forêt de Malabau. Il est aussi conseillé de limiter à sept heures par an sa présence en ces lieux dangereux.

« Je sais que l’activité industrielle reste indispensable, mais il est indéniable qu’elle cause de nombreux conflits entre environnementalistes, politiques et lobbyistes. Et ces derniers ont un pouvoir grandissant sur elle », ajoute Coline Jourdan. Derrière ses représentations d’une nature pure et inviolée, c’est une douce dénonciation qu’elle nous propose. Depuis 2018, Coline Jourdan partage ses inquiétudes quant aux mutations de l’environnement avec le collectif rouennais Nos années sauvages. « Ce collectif, né sous l’impulsion de Thomas Cartron et Sylvain Wavrant, réunit des artistes dont les projets pluridisciplinaires interrogent une vision biaisée, manipulée et altérée de l’animal et de la nature. J’ai appris, à leurs côtés, à assumer mes questionnements et ma démarche artistique », souligne la jeune femme. « Je me confronte au toxique plutôt que de le critiquer depuis l’extérieur. Et ce, sans amener une approche culpabilisatrice. Je suis persuadée que le discours poétique peut permettre de sensibiliser les individus. » Là réside toute la force des images de Coline Jourdan. « Je ne peux m’empêcher de confronter ses images à la faiblesse que nous avons, en tant que scientifiques, à transmettre nos connaissances », confirme Jérôme Viers. Un discours qui fait sens dans un contexte où le devenir de notre environnement dépend de nous tous, toutes disciplines confondues.

 

Cet article est à retrouver dans le Fisheye #44, en kiosque et disponible ici

© Coline Jourdan

© Coline Jourdan

© Coline Jourdan© Coline Jourdan

© Coline Jourdan

© Coline Jourdan© Coline Jourdan

© Coline Jourdan

Soulever la poussière © Coline Jourdan / Résidence 1+2

Explorez
Approche : revient pour sa 7e édition !
Laure Winants / Courtesy Of salon A ppr oc he
Approche : revient pour sa 7e édition !
Pour sa 7e édition, le salon accueillera 15 expositions personnelles d’artistes du 9 novembre au 12 novembre 2023 !
25 septembre 2023   •  
Écrit par Lucie Guillet
Dans l'œil de Natacha de Mahieu : ce que le surtourisme doit à Instagram
© Natacha de Mahieu
Dans l’œil de Natacha de Mahieu : ce que le surtourisme doit à Instagram
Cette semaine, plongée dans l’œil de Natacha de Mahieu. Theatre of authenticity est une série née de voyages personnels de l'artiste, où...
25 septembre 2023   •  
Écrit par Milena Ill
Focus #57 : Alice Pallot et la prolifération cauchemardesque d’algues toxiques
6:27
© Fisheye Magazine
Focus #57 : Alice Pallot et la prolifération cauchemardesque d’algues toxiques
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Cette semaine, Alice Pallot revient sur Algues Maudites, un projet aux frontières de la science et...
20 septembre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La deuxième édition de Photoclimat ouvre ses portes ! 
© Manon Lanjouère
La deuxième édition de Photoclimat ouvre ses portes ! 
Située dans divers lieux de plein air, la biennale sociale et environnementale de photographie Photoclimat met en lumière...
14 septembre 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Verzasca Foto Festival : la jeunesse comme terrain de liberté
© Mariam Mtsariashvili
Verzasca Foto Festival : la jeunesse comme terrain de liberté
Jusqu’au 7 octobre, le festival Verzasca Foto Festival accueille des jeunes photographes internationaux·les dans un cadre bucolique, où...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Les mises en scène engagées de Fatimazohra Serri
Red flags © Fatimazohra Serri
Les mises en scène engagées de Fatimazohra Serri
Âgée de 28 ans, la photographe marocaine Fatimazohra Serri utilise le médium comme un exutoire. De nature controversée, ses clichés...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Pour sa troisième vente aux enchères, l’AFP propose 200 tirages contemporains
Le détenteur du record du monde, Cochiti, le Whippet, saute dans l'eau pour enregistrer la distance de son saut lors du Dock Dogs West Coast Challenge à Bakersfield, en Californie, le 26 février 2016. - Le record du monde actuel est de 9,4 mètres. Le Dock Diving est un sport dans lequel des chiens s'affrontent pour gagner des prix en sautant d'un quai à l'autre dans une piscine. © Mark Ralston / AFP
Pour sa troisième vente aux enchères, l’AFP propose 200 tirages contemporains
À compter du 29 septembre 2023, l’Agence France-Presse présentera 200 tirages de collection au Quai de la Photo. Répondant à la...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Fernanda Tafner : les sacrifices qui nous définissent
© Fernanda Tafner
Fernanda Tafner : les sacrifices qui nous définissent
Inspirée par l’histoire de sa tante et ses nombreux sacrifices, l’artiste Fernanda Tafner compose Elide, raconte-moi tes rêves. Une...
26 septembre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas