C’est sur la couverture de Fisheye n°55, en 2022, que Sander Coers présentait pour la première fois une photographie issue de sa série Blue Mood (Al Mar). « C’était très surréaliste de voir mon travail en couverture d’un magazine. Je venais de terminer ce projet un mois plus tôt, personne ne l’avait encore vu. Cela a renforcé ma visibilité et m’a permis d’entrer en contact avec un plus grand nombre d’artistes et d’amateurs d’art, en particulier en France », confie-t-il avec enthousiasme. Depuis, le photographe néerlandais a présenté ce projet en septembre 2022 à la foire de photographie Unseen d’Amsterdam, et envisage de l’éditer prochainement. Parallèlement à son activité, Sander Coers est membre d’un groupe de rock, nommé Indigo Pastel, et sera en tournée cet été sur les routes des Pays-Bas.
«Ce jour-là, les cinq s’étaient levés tard, l’esprit et le corps embués par les petits excès de la veille. Ils étaient partis sans petit-déjeuner, un Minolta, des shorts de bain, marcels ou polos en éponge sur les épaules et une serviette à la main. Ils se sont baignés longuement, oubliant qu’il fallait rentrer pour le repas du midi. » Ce qui reste de ce moment a été immortalisé dans cette image représentant quatre jeunes hommes, debout au milieu des montagnes, juste au-dessus d’un lac. En regardant attentivement l’image, tous les éléments nous paraissent bien réels, mais rien de ce qui nous a été conté auparavant n’a existé. C’est un leurre, une création visuelle générée par une intelligence artificielle. Néanmoins, c’est bien à partir d’une base préexistante que cette photographie de Sander Coers, tout comme le reste de sa série POST, s’est construite. « Mon grand-père, qui est décédé il y a deux ans, est né en Indonésie, une ancienne colonie néerlandaise. Son éducation en Indonésie et sa fuite aux Pays-Bas en 1949 m’intriguaient, mais il parlait rarement de son enfance. Petit, je passais des heures à feuilleter ses albums photo pour avoir un aperçu du passé, me plongeant dans les détails et imaginant la vie des personnes sur ces images. Au début de 2023, alors que je feuilletais à nouveau les vieux albums, une idée m’est venue. Les semaines précédentes, j’avais joué avec des images générées par l’intelligence artificielle (IA), et j’ai pensé à l’utiliser pour développer ces trésors familiaux. C’est devenu une expérience, un moyen de fabriquer artificiellement de nouvelles images en les mélangeant de manière transparente avec les images existantes », explique le photographe. En laissant l’IA interagir avec les images de ses grands-parents, l’auteur a façonné des souvenirs d’une troublante sincérité. « Le titre POST signifie que l’on s’éloigne des pratiques traditionnelles et que l’on entre dans une nouvelle ère où la technologie numérique joue un rôle important dans notre compréhension du passé. Il fait également référence à un monde postérieur à mon grand-père, à la question de savoir comment nous préservons les souvenirs et gardons leurs histoires vivantes.»
Les clichés intègrent ainsi les mêmes caractéristiques et détails des histoires familiales : paysages de son enfance en Zélande (province des Pays-Bas), vêtements, visages, activités et couleurs similaires d’une époque singulière. En tant qu’artiste et opérateur de ce processus, il a ensuite sélectionné les photos les plus évocatrices, les recadrant parfois, ou les combinant pour créer un nouvel ensemble et souligner l’idée d’une mémoire construite et fragmentée. En s’attachant à représenter la période du passage à l’âge adulte chez les hommes – une thématique inhérente à son œuvre – Sander Coers interroge la manière dont notre perception de la masculinité est modelée par la culture visuelle, et comment l’IA se nourrit de celle-ci pour concevoir une réalité parallèle. En observant les symboles récurrents dans les images générées – les costumes, les ceintures, les chapeaux, les corps sculptés –, on s’aperçoit qu’ils constituent des marqueurs visuels du genre à travers les siècles. «Tout cela fait très “Americana” des années 1960. Selon moi, il s’agit d’une incarnation stéréotypée de la masculinité. Il est intéressant d’observer comment le robot interprète et représente le concept de virilité, ou de beauté. Cette représentation soulève des questions sur la nature du beau ainsi que celui du masculin en tant que construction sociale », ajoute-t-il. Pour prolonger cette notion de construction, Sander Coers a imprimé ses créations en UV sur du contreplaqué – matériel utilisé dans le bâtiment, un environnement à dominance masculine. En se plongeant à nouveau dans la série, tout prend davantage d’épaisseur : le mouvement des courses dans les champs, la fluidité des corps d’hommes dans le vent, et la douceur d’une nature foisonnante. Les images deviennent ainsi des objets tangibles incarnant des préjugés voués à être déconstruits.