Enjeux sociétaux, troubles politiques, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. À travers des prismes différents, des angles et des pratiques variés, toutes et tous se font les témoins d’une contemporanéité en constante évolution. Parmi les sujets abordés sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve l’exil. Par l’intermédiaire de la mise en scène, du collage ou de tout autre agent créatif, des artistes se sont réapproprié archives et témoignages pour recomposer cette expérience douloureuse. Aujourd’hui, lumière sur Diana Markosian, Laura Chen, Oleñka Carrasco et Sara Kontar qui, chacune à leur manière, se sont livrées à cet exercice de l’intime.
Il est de ces expériences où l’intime rejoint irrémédiablement l’universel. Parmi elles se compte notamment l’exil, qui n’a pas de frontières spatiales ni temporelles. Que ce soit pour fuir un régime politique instable, devenu délétère ou à titre plus personnel, dans le monde entier, des êtres ou des populations n’ont eu d’autre choix que de quitter leur terre natale. Tout naturellement, cette thématique a nourri la création artistique dont la photographie ne fait pas exception. Au fil des ans, dans ses versions papier et numérique, Fisheye a mis en lumière certaines de ces œuvres, souvent signées par des femmes, soulignant en creux que les sujets qui ont trait à l’intime ou à la famille peinent encore à gagner les sphères masculines. Diana Markosian, Laura Chen, Oleñka Carrasco et Sara Kontar font partie de ces artistes. Respectivement originaires de Russie, de Chine, du Venezuela ou de Syrie – soit autant de pays que de continents différents –, leurs approches comme leurs histoires se recoupent pourtant en quelques points.
Se réapproprier souvenirs et héritage
Dans Words from Dad, Laura Chen s’est plongée dans ses archives familiales, qu’elle estime, dans un monde saturé d’images, d’autant plus « intéressantes à explorer en termes de narration ». « J’ai toujours voulu en apprendre davantage sur mes origines chinoises et naturellement, je me suis tournée vers les albums photo de ma famille. Comme mes parents viennent de familles peu nombreuses, ces photos et les histoires qu’elles abritent sont les seules choses auxquelles on peut s’accrocher, elles sont donc précieuses. […] Et dans ce projet, elles me permettent de retrouver mes racines grâce à la vie de mon grand-père, raconté par mon père, en quête de ma propre identité », nous expliquait-elle. Dans un autre genre, dans Patria, Oleñka Carrasco a renoué avec ces documents familiaux afin de matérialiser un double processus de deuil, celui de son père puis de sa terre, le Venezuela. « J’ai voulu la partager pour qu’on se rende compte de la colorimétrie de ce pays. […] Je ne pleurais pas seulement la disparition de mon père, mais plutôt la distance que j’ai prise avec mon pays. Une distance morale bien plus importante que la distance kilométrique », affirmait-elle.
Pour se réapproprier ces souvenirs de même que leur héritage, toutes deux ont pris le parti d’intervenir sur les images. Si la première préfère les augmenter de broderie, la seconde opte pour le texte, « écri[t] de manière automatique », mais également pour l’altération de celles-ci au moyen d’un puissant agent corrosif. « Quand je me suis rendu compte que j’avais ce besoin de détruire l’image, je me suis dit qu’il y avait quelque chose au fond de moi qui va au-delà de mon propre processus de deuil. Je comprends alors que je suis en train de créer quelque chose qui parle de la mémoire et de l’oubli », confiait Oleñka Carrasco. Dans chacune de ces deux séries, les tirages monochromes ou sépia s’agrémentent ainsi de nuances, d’une couleur qui provient de la seule main des photographes.
Renouer avec le passé pour s’émanciper
Sara Kontar et Diana Markosian n’ont pas pu compter sur les archives familiales pour donner du sens à un exil qui s’est imposé à elles. Le jour de son départ de Syrie, le téléphone de la première a supprimé toutes ses données. « Je n’avais pas d’ordinateur, pas de copie. J’ai perdu 3000 photos de mes proches, de moments importants, tous mes souvenirs », relatait-elle. Quant à la seconde, elle n’était âgée que de 7 ans lorsque sa mère leur a demandé, à son frère et elle, de préparer leur valise précipitamment avant d’embarquer pour les États-Unis. Pour se réapproprier cet évènement qui a bouleversé leur existence, toutes deux ont alors décidé d’avoir recours à la mise en scène.
« J’ai toujours su que j’allais imaginer cette série sous la forme d’un script. Je découvrais alors des détails si incroyables de mon histoire qu’elle me paraissait presque fictive. Je me suis dit : pourquoi ne pas jouer avec cette sensation, l’explorer plus en profondeur et remettre en scène ce qui nous est arrivé ? », nous expliquait en ce sens la photographe originaire de Russie. En couleur, ses images se lisent à la manière d’un feuilleton intitulé Santa Barbara, en référence au célèbre soap opera américain du même nom. Elles résultent de ses lointains souvenirs, mais également d’une longue discussion salvatrice qu’elle a menée avec sa mère, revenant sur les raisons de ce départ précipité. « C’était une plongée dans mon récit et dans son esprit, je découvrais de nouveaux détails en les mettant en scène. Chaque chapitre apportait des réponses… Jusqu’à arriver à un point d’orgue : il me semblait avoir dit ce que j’avais à dire », assurait-elle.
Des tirages en noir et blanc de Sara Kontar se dégagent de tout autres émotions. Maisons inaccessibles, Visages effacés, Les Corps sur les rochers… Ses séries témoignent de l’abandon et de ce qui n’existe plus, la mélancolie, sinon la nostalgie, prédomine. « Ce sont toujours des maisons hors de portée et des corps en quête de leur terre, décrivait la réfugiée. Il y a aussi un lien avec la nature, au-delà des questions politiques ou climatiques. C’est l’humain et sa terre. C’est tout simple, mais c’est la relation que nous entretenons avec nos racines, nos souvenirs… Ne plus pouvoir y accéder physiquement n’est pas facile. » Quels que soient leurs motifs, les mises en scène de ces deux artistes portent en elles une approche thérapeutique visant à renouer avec le passé, l’exil imposé ou désiré, pour enfin parvenir à s’émanciper de cette réalité.