Les Rencontres photographiques de Guyane sont le seul festival photographique d’envergure à se déployer sur un territoire ultramarin. Avec pour cette édition une quinzaine d’expositions placées sous la bannière du poète Édouard Glissant qui affirme : « Notre paysage est son propre monument. » Un tour d’horizon en deux parties, dont on vous livre, aujourd’hui, le premier volet.
Je n’avais jamais eu l’occasion d’aller en Guyane. C’est seulement l’an dernier, en novembre, que j’ai traversé l’Atlantique pour découvrir la 8e édition des Rencontres photographiques de Guyane, une biennale organisée par La Tête dans les images, association créée par Karl Joseph, photographe et directeur artistique de l’événement. Le programme nous réservait une quinzaine d’expositions qui balisaient la route de Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni, déroulant un travelling sensible sur la création photographique autant que sur les paysages. Le paysage étant justement le mot qui aimantait les propositions des artistes à travers la citation du poète Édouard Glissant : « Notre paysage est son propre monument. »
Il serait réducteur de limiter l’expérience de ce voyage aux seules découvertes photographiques, même si la richesse et la diversité des travaux exposés ont retenu toute notre attention et notre estime. Comme chacun·e le sait désormais, la Guyane n’est pas une île. C’est même le seul territoire ultramarin à être rattaché au continent, en Amérique du Sud. Dans cette collectivité territoriale grande comme le Portugal, la France hexagonale parait bien lointaine, voire exotique. Le climat, la géographie, la diversité des populations autant que les questions sociales, économiques, politiques ou postcoloniales dessinent un paysage aussi singulier qu’éclectique, accueillant que complexe, dont le décryptage prend du temps. Loin de nous la prétention de résoudre les équations qui travaillent ce territoire. De retour de voyage, nous avions à cœur de transmettre dans ces lignes un peu de la folle énergie glanée au gré des rencontres et de la profonde fascination qu’a fait naître la traversée de ces paysages et de ces images.
Approche collaborative et performance
Expositions collectives, restitutions de résidence, expositions de création ou patrimoniales, la pluralité des propositions rejoint la diversité des regards et des écritures pour nous inviter à de nouvelles explorations. Intitulée Hors-champ(s) par le commissaire invité Nicola Lo Calzo, cette première exposition collective rassemble les travaux de quatre photographes : Marcello Coslovi, Davide Degano, Brandon Gercara et Gosette Lubondo ; du duo dach&zephir ; et du Kolektif 2 Dimansyon. Le projet de cette création est de mettre au jour les récits trop souvent minorés, disqualifiés ou invisibilisés. Marcello Coslovi présente ainsi une série sur la communauté ghanéenne de Modène, en Italie, à travers des portraits relevant d’une approche collaborative qui font également appel à la performance.
Performance encore du côté de Brandon Gercara, qui propose Le Playback de la pensée kwir, une vidéo dans laquelle il défend un discours militant et poétique qui aborde le vécu traumatique de la communauté LGBTQIA+ réunionnaise et de la créolité dans un contexte post-colonial. Avec Priorité caraïbes, le duo dach&zephir nous montre une série d’images-collages qui associe photos documentaires, productions personnelles et récits oraux pour matérialiser les histoires plurielles à l’origine de la culture créole. C’est d’un autre mélange de cultures que propose le travail de Davide Degano – dont le père est sicilien et la mère colombienne – en questionnant son identité italienne à travers une mosaïque de références qui empruntent à la culture classique autant qu’aux symboles de l’Italie fasciste.
La déconstruction du discours colonial anime la série de l’artiste congolaise Gosette Lubondo, qui interroge le patrimoine construit par le dictateur Mobutu en se mettant en scène dans un ancien palace aujourd’hui en ruine. Enfin, le Kolectif 2 Dimansyon présente Kazal, un travail collectif sur un massacre perpétré en Haïti en 1969 ; vidéo et photographies questionnent cet événement passé sous silence. Une enquête documentaire nécessaire qui prend sur le territoire guyanais une résonnance particulière. « Le paysage est proposé comme support de la mémoire et de l’identité, et comme lieu de politisation des combats et des luttes subalternes, queers, antiracistes, marronnes, féministes et migrantes », synthétise Nicola Lo Calzo, commissaire de l’exposition.
Panser les paysages (post)-coloniaux, l’exposition imaginée par la commissaire Estelle Lecaille, s’inscrit dans le prolongement de cette même histoire à déconstruire, mais avec d’autres approches tout aussi pertinentes. Cinq artistes résidant en Belgique sont ici exposé·es dans une scénographie très réussie au camp de la Transportation – l’établissement le plus important du bagne – à Saint-Laurent-du-Maroni. On rencontre d’abord une série de portraits d’afro-descendant·es réalisés par Chrystel Mukeba qui explore le lien entre colonialisme et Art nouveau. Une manière symbolique de se réapproprier un patrimoine architectural construit grâce aux matières premières exploitées au Congo.
Plus loin, on découvre une série d’Hélène Amouzou sur la gare abandonnée de Bohicon (Bénin), un bâtiment construit par les Français après la conquête sanglante du royaume du Dahomey. L’histoire du chemin de fer dans ce pays est directement associée à celle de la colonisation. On poursuit avec un ensemble d’architectures et de bâtiments d’inspiration coloniale photographié en Guyane par Jan Kempenaers. Un travail qui fait écho à Belgian Colonial Monuments, un inventaire des monuments liés au passé colonial présents dans l’espace public belge. Ici, on est saisi par le regard halluciné d’un prisonnier enchaîné saisi par Sammy Baloji. L’image fixée sur les barreaux du bagne prend alors la puissance d’un spectre qui ne cesse de nous hanter. Enfin, Léonard Pongo a accroché ses grandes images sur toile aux branches du manguier majestueux qui trône au milieu de la cour du bagne. Flottant dans la douceur des alizés, ses images issues de la série Primordial Earth nous frôlent et nous remuent. L’auteur « présente le paysage comme un personnage doté d’une volonté et d’un pouvoir propres, comme un livre ouvert qui raconte l’histoire de l’humanité et de la planète, avec le Congo en son centre », souligne la commissaire. Ces deux expositions collectives auraient toute légitimité à être présentées dans un espace muséal hexagonal, souhaitons les voir prochainement sous nos latitudes.