Ravissements guyanais : retour sur les Rencontres photographiques (1/2)

02 janvier 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
Ravissements guyanais : retour sur les Rencontres photographiques (1/2)
© Brandon Gercara
© Davide Degano

Les Rencontres photographiques de Guyane sont le seul festival photographique d’envergure à se déployer sur un territoire ultramarin. Avec pour cette édition une quinzaine d’expositions placées sous la bannière du poète Édouard Glissant qui affirme : « Notre paysage est son propre monument. » Un tour d’horizon en deux parties, dont on vous livre, aujourd’hui, le premier volet.

Je n’avais jamais eu l’occasion d’aller en Guyane. C’est seulement l’an dernier, en novembre, que j’ai traversé l’Atlantique pour découvrir la 8e édition des Rencontres photographiques de Guyane, une biennale organisée par La Tête dans les images, association créée par Karl Joseph, photographe et directeur artistique de l’événement. Le programme nous réservait une quinzaine d’expositions qui balisaient la route de Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni, déroulant un travelling sensible sur la création photographique autant que sur les paysages. Le paysage étant justement le mot qui aimantait les propositions des artistes à travers la citation du poète Édouard Glissant : « Notre paysage est son propre monument. »

Il serait réducteur de limiter l’expérience de ce voyage aux seules découvertes photographiques, même si la richesse et la diversité des travaux exposés ont retenu toute notre attention et notre estime. Comme chacun·e le sait désormais, la Guyane n’est pas une île. C’est même le seul territoire ultramarin à être rattaché au continent, en Amérique du Sud. Dans cette collectivité territoriale grande comme le Portugal, la France hexagonale parait bien lointaine, voire exotique. Le climat, la géographie, la diversité des populations autant que les questions sociales, économiques, politiques ou postcoloniales dessinent un paysage aussi singulier qu’éclectique, accueillant que complexe, dont le décryptage prend du temps. Loin de nous la prétention de résoudre les équations qui travaillent ce territoire. De retour de voyage, nous avions à cœur de transmettre dans ces lignes un peu de la folle énergie glanée au gré des rencontres et de la profonde fascination qu’a fait naître la traversée de ces paysages et de ces images.

© Kolektif 2 Dimansyon
© Marcello Coslovi
© Chrystel Mukeb

Approche collaborative et performance

Expositions collectives, restitutions de résidence, expositions de création ou patrimoniales, la pluralité des propositions rejoint la diversité des regards et des écritures pour nous inviter à de nouvelles explorations. Intitulée Hors-champ(s) par le commissaire invité Nicola Lo Calzo, cette première exposition collective rassemble les travaux de quatre photographes : Marcello Coslovi, Davide Degano, Brandon Gercara et Gosette Lubondo ; du duo dach&zephir ; et du Kolektif 2 Dimansyon. Le projet de cette création est de mettre au jour les récits trop souvent minorés, disqualifiés ou invisibilisés. Marcello Coslovi présente ainsi une série sur la communauté ghanéenne de Modène, en Italie, à travers des portraits relevant d’une approche collaborative qui font également appel à la performance.

Performance encore du côté de Brandon Gercara, qui propose Le Playback de la pensée kwir, une vidéo dans laquelle il défend un discours militant et poétique qui aborde le vécu traumatique de la communauté LGBTQIA+ réunionnaise et de la créolité dans un contexte post-colonial. Avec Priorité caraïbes, le duo dach&zephir nous montre une série d’images-collages qui associe photos documentaires, productions personnelles et récits oraux pour matérialiser les histoires plurielles à l’origine de la culture créole. C’est d’un autre mélange de cultures que propose le travail de Davide Degano – dont le père est sicilien et la mère colombienne – en questionnant son identité italienne à travers une mosaïque de références qui empruntent à la culture classique autant qu’aux symboles de l’Italie fasciste.

La déconstruction du discours colonial anime la série de l’artiste congolaise Gosette Lubondo, qui interroge le patrimoine construit par le dictateur Mobutu en se mettant en scène dans un ancien palace aujourd’hui en ruine. Enfin, le Kolectif 2 Dimansyon présente Kazal, un travail collectif sur un massacre perpétré en Haïti en 1969 ; vidéo et photographies questionnent cet événement passé sous silence. Une enquête documentaire nécessaire qui prend sur le territoire guyanais une résonnance particulière. « Le paysage est proposé comme support de la mémoire et de l’identité, et comme lieu de politisation des combats et des luttes subalternes, queers, antiracistes, marronnes, féministes et migrantes », synthétise Nicola Lo Calzo, commissaire de l’exposition.

© Gosette Lubondo
© Hélène Amouzou

Panser les paysages (post)-coloniaux, l’exposition imaginée par la commissaire Estelle Lecaille, s’inscrit dans le prolongement de cette même histoire à déconstruire, mais avec d’autres approches tout aussi pertinentes. Cinq artistes résidant en Belgique sont ici exposé·es dans une scénographie très réussie au camp de la Transportation – l’établissement le plus important du bagne – à Saint-Laurent-du-Maroni. On rencontre d’abord une série de portraits d’afro-descendant·es réalisés par Chrystel Mukeba qui explore le lien entre colonialisme et Art nouveau. Une manière symbolique de se réapproprier un patrimoine architectural construit grâce aux matières premières exploitées au Congo.

Plus loin, on découvre une série d’Hélène Amouzou sur la gare abandonnée de Bohicon (Bénin), un bâtiment construit par les Français après la conquête sanglante du royaume du Dahomey. L’histoire du chemin de fer dans ce pays est directement associée à celle de la colonisation. On poursuit avec un ensemble d’architectures et de bâtiments d’inspiration coloniale photographié en Guyane par Jan Kempenaers. Un travail qui fait écho à Belgian Colonial Monuments, un inventaire des monuments liés au passé colonial présents dans l’espace public belge. Ici, on est saisi par le regard halluciné d’un prisonnier enchaîné saisi par Sammy Baloji. L’image fixée sur les barreaux du bagne prend alors la puissance d’un spectre qui ne cesse de nous hanter. Enfin, Léonard Pongo a accroché ses grandes images sur toile aux branches du manguier majestueux qui trône au milieu de la cour du bagne. Flottant dans la douceur des alizés, ses images issues de la série Primordial Earth nous frôlent et nous remuent. L’auteur « présente le paysage comme un personnage doté d’une volonté et d’un pouvoir propres, comme un livre ouvert qui raconte l’histoire de l’humanité et de la planète, avec le Congo en son centre », souligne la commissaire. Ces deux expositions collectives auraient toute légitimité à être présentées dans un espace muséal hexagonal, souhaitons les voir prochainement sous nos latitudes.

© Jan Kempenaers
© Léonard Pongo
© Sammy Baloji
À lire aussi
Les paysages émancipés de Léonard Pongo
© Léonard Pongo
Les paysages émancipés de Léonard Pongo
Exposé aux Rencontres photographiques de Guyane dont la 8e édition vient juste d’ouvrir, la série Primordial Earth de Léonard Pongo se…
05 décembre 2023   •  
Écrit par Eric Karsenty
Le silence des paysages dans l’objectif de Patxi Laskarai
Le silence des paysages dans l’objectif de Patxi Laskarai
Jusqu’au 25 juin, l’Angle photographies nous invite à découvrir une série de tirages uniques de Patxi Laskarai, né à Lekunberri en…
23 mai 2023   •  
Écrit par Léa Boisset
La Queer Family de Nicola Lo Calzo
David, artiste et danseur pendant The Big Print Ball Part II, Le Flow, Paris.
La Queer Family de Nicola Lo Calzo
Depuis son arrivée à Paris, en 2005, le photographe d’origine italienne chronique régulièrement son entourage et sa « queer family »….
31 août 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Explorez
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
© Marie Le Gall
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
Absente depuis vingt ans, lorsque Marie Le Gall retourne enfin au Maroc, elle découvre un territoire aussi étranger que familier....
22 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Visions d'Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
© Alex Turner
Visions d’Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
Des luttes engagées des catcheuses mexicaines aux cicatrices de l’impérialisme au Guatemala en passant par une folle chronique de...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
© Richard Pak
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
Avec Les îles du désir, Richard Pak pose son regard sur l’espace insulaire. La galerie Le Château d’Eau, à Toulouse accueille, jusqu’au 5...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
It starts with an end : Edward Lane capture l’âme d’un village de Roumanie
© Edward Lane
It starts with an end : Edward Lane capture l’âme d’un village de Roumanie
« Il y a des endroits qui semblent exister dans un monde à part… » C’est en ces mots qu’Edward Lane présente Rachitele, le village...
18 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jérémy Saint-Peyre et les cicatrices invisibles des traumatismes
© Jérémy Saint-Peyre
Jérémy Saint-Peyre et les cicatrices invisibles des traumatismes
Dans Là où même le bleu du ciel est sale, Jérémy Saint-Peyre s’intéresse aux « violences latentes », invisibles et douloureuses, qui...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #483 : vent glacial
© Kim Kkam / Instagram
La sélection Instagram #483 : vent glacial
La première neige de la saison est tombée. Le froid s’installe doucement dans notre sélection Instagram de la semaine. Les artistes...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Dans l’œil de Sara Imloul : un portrait et sa catharsis
© Sara Imloul
Dans l’œil de Sara Imloul : un portrait et sa catharsis
Cette semaine, plongée dans l’œil de Sara Imloul, autrice de Das Schloss. Dans cette série, à découvrir en ce moment même à Deauville...
02 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #521 : Aurélia Sendra et Hugo Payen
© Hugo Payen
Les coups de cœur #521 : Aurélia Sendra et Hugo Payen
Aurélia Sendra et Hugo Payen, nos coups de cœur de la semaine, figent les instants de milieux disparates. La première prend pour cadre...
02 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet