« [Le voguing et le twerk] m’intéressent par leur capacité à contester les normes dominantes. La ballroom est un théâtre du possible où l’on fabrique des images de soi à la fois fantasmées et revendicatives. »
Pour les Rencontres d’Arles, jusqu’au 5 octobre 2025, Lila Neutre installe une piste de danse visuelle à la Maison des peintres, portant le titre de Danser sur les cendres (Faire feu). S’y dévoilent images, mots et textiles autour du voguing et du twerk – des expressions performatives, politiques et identitaires de communautés queers et racisées.
« Réunir The Rest is Drag et Twerk Nation n’allait pas de soi. Les deux séries ont été réalisées à près de dix ans d’intervalle, dans des contextes radicalement différents, avec des communautés, des formats et des dispositifs de production distincts », explique Lila Neutre, artiste-chercheuse et enseignante, en parlant de l’exposition Danser sur les cendres (Faire feu), présentée pour la 56e édition des Rencontres d’Arles. Portant son attention sur les corps et les styles comme formes d’expression politique et identitaire, Lila Neutre travaille depuis une quinzaine d’années sur « l’image de soi comme endroit de résistance ». Elle a notamment posé son regard sur les danseur·ses de voguing, les performeur·ses burlesques et les danseuses de twerk, entre autres. « Ces pratiques m’intéressent par leur capacité à contester les normes dominantes. La ballroom, par exemple, est un théâtre du possible où l’on fabrique des images de soi à la fois fantasmées et revendicatives », poursuit-elle. Dans la Maison des peintres, les séries The Rest is Drag (2015) et Twerk Nation (2023) dialoguent à travers plusieurs installations où les images et les mots s’imbriquent. La photographe, en liant ces deux univers de danses, propose ainsi une lecture audacieuse et novatrice sur ces pratiques et les espaces dans lesquels elles s’émancipent.
La danse comme expression des luttes
La rencontre avec des artistes queer tel·les que Lasseindra (Ninja) Lanvin, Habibitch, Kiddy Smile ou Keiona l’a conduite dans les ballrooms parisiennes et new-yorkaises où sa série The Rest is Drag prend vie. « Je photographiais librement dans ces lieux. Puis, j’organisais des séances plus intimes pour faire des portraits. Une large partie de mon temps de travail consiste aussi à réaliser des images pour la communauté », confie Lila Neutre. Par leur énergie, les danseur·ses de voguing brillent sur les photos de l’autrice. Et cette brillance est une arme « qui déjoue les assignations et qui défait les violences systémiques » qui existent contre les personnes LGBTQIA+.
Poursuivant ses recherches, elle franchit, en 2023, la porte de la Waka Waka Dance Academy à Lille. « La journée a débuté avec une conférence sur les violences faites aux femmes dans le milieu de la danse. La directrice Jeannine Fischer-Siéwé et son équipe sont très éloquentes sur les questions féministes », conte Lila-Neutre. La particularité des cours de twerk dans ce studio lillois, c’est que tout se passe en non-mixité et dans une pénombre douce où les teintes violettes transportent dans un monde à soi. « Je navigue entre les chaussures en tas dans une atmosphère chaude et humide au rythme du son “Twerkness” et des encouragements de Tashinda : “Every booty can twerk.” Je ne le sais pas encore, mais je photographie celle qui produira la chorégraphie d’Aya Nakamura aux JO de Paris 2024 », révèle-t-elle.
Dans Twerk Nation, Lila Neutre met en lumière les codes de cette danse émancipatrice sans pour autant chercher à effacer ses contradictions. « Travailler son corps, se dévêtir en public ne sont pas des actions synonymes de soumission à un regard patriarcal. Elles symbolisent au contraire la femme puissante, maîtresse de son corps et du désir qu’elle provoque, soutient-elle. Aussi le twerk peut-il être célébré comme une pratique de réappropriation de sa sensualité, offrant aux femmes, et en particulier aux femmes noires, un espace pour s’affirmer en résistance face aux normes de beauté occidentales. » En parallèle, Lila Neutre propose un glossaire qui dévoile bien des aspects du monde du twerk : l’essor de la BBL (Brazilian butt lift), une chirurgie esthétique des fesses, ou les conditions précaires des twerkeuses professionnelles, les Vixen. « Bien que très contrastées, ces visions coexistent et s’entrechoquent, révélant des paradoxes que je n’ai pas l’ambition de résoudre. Ce sont les contradictions qui me mettent en mouvement et c’est aussi pourquoi je travaille de manière fragmentaire : pour laisser place au trouble. Accepter la nuance, la fluidité et l’indétermination, c’est déjà interroger les récits dominants et envisager des formes de résistance qui échappent aux cadres préétablis », confie l’artiste-chercheuse.
« Faire feu de tout bois et danser sur les cendres, telle est la proposition de cette mise en dialogue. »
« Refuser une forme de récit linéaire »
Dans ces deux séries présentées à Arles, Lila Neutre ne se contente pas de l’image. Sondant à la fois le médium photographique, le texte, la sérigraphie et le textile, elle compose des histoires plurielles et traduit de la diversité des pratiques qui gravitent autour du voguing et du twerk. Des chapitres aux esthétiques distinctes se répondent pour « rendre compte de la richesse, de la complexité et des différentes couches de sens qui traversent ces cultures. C’est sans doute aussi une manière de refuser une forme de récit linéaire ou totalisante », réfléchit-elle. Consciente de sa position d’artiste blanche, elle privilégie une approche collaborative dans son œuvre : « Mon travail ne parle, pour ces communautés, pas toujours de ces communautés, mais plutôt à côté d’elles, au plus proche d’elles et de leurs engagements. » En plus d’être attentive et dans l’échange, Lila Neutre veille à partager les origines politiques et culturelles de ces danses. « Le voguing et le twerk ne sont pas des tendances détachées de leur contexte : ce sont des danses ancrées dans des histoires de révoltes qui portent l’empreinte de celles et ceux qui les ont initiées, c’est-à-dire des communautés noires et latines, queer et précarisées qui ont fait de cet art du mouvement un moyen d’affirmation et d’autodétermination face aux oppressions croisées de l’origine ethnique, du genre et de la classe sociale. Cette histoire doit être dite et transmise avec ténacité », déclare-t-elle.
Faire feu
Danser sur les cendres (Faire feu) s’impose comme cri flamboyant — littéral, avec sa boule à facettes qui réverbère sa lumière sur les images — alors que les droits des personnes queers et des minorités racisées se fragilisent à travers le monde. Une danse pour visibiliser, rendre compte et considérer les existences marginalisées. Le feu en est le fil rouge. Il calcine, se déploie, régénère les luttes. « À l’heure où l’on se réarme, où l’on bannit les mots, je m’interroge sur la polysémie de l’expression “faire feu”. C’est le feu des sorcières brûlées et des incendies détruisant les premiers cabarets travestis ; celui des projecteurs et des écrans de fumée ; celui des attaques visant les communautés queer et les personnes racisées et celui des backlashes politiques face aux luttes féministes et antiracistes. C’est aussi celui qui riposte, celui qui rassemble et celui qui réchauffe. Faire feu de tout bois et danser sur les cendres, telle est la proposition de cette mise en dialogue », conclut Lila Neutre dans un élan de résistance. L’exposition réserve des surprises, des références, des anecdotes, et même des prolongements avec les artistes performeur·ses présent·es sur les photographies.