Les Rencontres photographiques de Guyane organisent, en plus des expositions présentées au cours de leur 8e édition jusqu’au 14 janvier, la restitution des résidences photographiques de trois jeunes talents : Jordan Beal, Nathyfa Michel et Cédrine Scheidig. Trois regards pleins de promesses à suivre de près.
« Je crois que j’ai grandi un peu là-bas », confie Jordan Beal, suite à sa première résidence photographique réalisée en Guyane au printemps 2023. Une expérience forte pour cet auteur né en Martinique en 1991 invité à travailler sur l’Oyapock, le fleuve qui trace la frontière entre la Guyane et le Brésil. « Après avoir commencé ma résidence au numérique avec une esthétique très homogène, j’ai finalement pris le parti d’aller chercher du côté de la matérialité, de privilégier l’opacité et un certain rapport à l’imprévisible pour assumer et affirmer mon rapport à ces paysages », explique le photographe qui a multiplié les expérimentations, tel un alchimiste, avec des résultats stupéfiants. « Il s’agit pour moi de trouver un procédé qui fasse sens et qui me parle dans un contexte particulier. J’éprouve une certaine satisfaction à travailler avec l’imprévisible, avec la matière et à ce que le résultat ne soit pas entièrement issu de ma main et me dépasse un peu », ajoute-t-il.
Au cours des cinq semaines de sa résidence à l’est de la Guyane, dans le village de Saint-Georges, Jordan Beal a « fait des rencontres avec des gens, des paysages et des cultures » qui l’ont questionné et lui ont permis de faire évoluer son travail, en écho avec les mots d’Édouard Glissant : « Quand on écrit aux Antilles […] on doit se trouver, se dévoiler en même temps qu’on le fait. » Le poète dont la phrase « Notre paysage est son propre monument » était la thématique de la 8e édition des Rencontres photographiques de Guyane organisées par l’association La tête dans les images. Les paysages livrés par Jordan Beal ont su toucher le public qui les a reçus, particulièrement par des collégien·nes qui ont confié au photographe « les ressentis, les sentiments, les évocations et les souvenirs » que ces images faisaient naître en elleux. Comme si elles leur permettaient d’une certaine manière de « voir un peu plus large ».
Traverser les paysages
C’est de l’autre côté de l’Oyapock, à Belém, au Brésil, que Nathyfa Michel, a réalisé, elle aussi, sa première résidence photographique. Installée à Saint-Laurent-du-Maroni, le fleuve qui trace la frontière entre le Surinam et la Guyane à l’ouest du territoire, la photographe a dû traverser les paysages et les cultures qui les balisent pour arriver au terme d’un voyage qui l’a profondément transformée. « Je suis allé à Belém pour me rencontrer, ce que je n’avais pas prévu », s’étonne-t-elle encore. Une traversée du fleuve qui résonne comme une traversée du miroir. « J’ai appris énormément de choses, sur le Brésil mais également sur moi-même. Ça a été une expérience d’exploration visuelle tournée vers l’introspection, avec tout un processus de remise en question intense, dont je suis ressortie plus affirmée. Je crois que ce travail intérieur, personnel, spirituel, m’a permis de mieux appréhender ces multiples lieux que j’ai sillonnés le long du trajet de Saint-Laurent du Maroni à Belém. » Avec notamment une série d’autoportraits qui ont agi comme un révélateur : « Ça a été un moment incroyable, très fort, très spirituel. C’était un dialogue entre mon moi intérieur et mon enveloppe corporelle. Je crois que c’est le début d’un travail photographique qui est loin d’être achevé », poursuit-elle.
Un accompagnement précieux
Cette incursion au Brésil pour l’association Foto Kontré – qui pilote ce programme de résidence destiné à faire communiquer Guyane, Martinique et Guadeloupe – était une première. Une expérience facilitée par le soutien de l’association Fotoativa à Belém et l’accompagnement de Camila Fialho. « Elle m’a permis d’entrer en contact avec de nombreux·ses photographes et artistes à Belém, et m’a accompagné dans plusieurs de mes déplacements dans la ville, ce qui été très sécurisant pour m’aider à comprendre et analyser ce que j’observais, rappelle Nathyfa Michel. L’association Fotoativa a été un peu comme mon QG pendant cette résidence, j’y ai passé de longs moments, notamment dans le laboratoire argentique avec Jorge Ramos et Mauro Joaquim Lima, qui m’ont transmis leur passion pour le développement et post-traitement des films argentiques. »
L’accompagnement est le mot clé qui revient dans les témoignages des trois photographes. Avec notamment une préparation en amont pour « aider les auteurices à définir leur angle de travail », précise Karl Joseph, directeur des Rencontres photographiques de Guyane, qui organise ces résidences avec Éline Gourgues, responsable du développement et des expositions, et toute l’équipe de l’association La tête dans les images. Mises en contact sur place, décryptage des lieux, soutien logistique, mais aussi soutien lors de la production et de la sélection, avec le concours de Nicola Lo Calzo, l’un des neuf commissaires d’exposition invité·es lors de cette édition. Ses conseils ont été particulièrement précieux insistent les photographes. « Je dois avouer que je ne m’attendais pas à me sentir si entouré dans un endroit où je n’avais jamais posé les pieds », souligne Jordan Beal. Et Cédrine Scheidig qui, contrairement aux deux autres auteurices avait déjà réalisé des résidences, souligne qu’elle « pas toujours été aussi bien accompagnée ».
« Je veux donner un sentiment de dignité, une représentation non intrusive et poétique, en marge du stéréotype et stigma racial, surtout pour les jeunes hommes racisés que je tends souvent à photographier. »
Un sentiment de dignité
« Cette nouvelle résidence s’est inscrite dans le cadre d’un dialogue initié en 2021 avec Karl et Eline, qui s’intéressaient à mon travail autour de la communauté caribéenne et qui ont discuté avec moi l’éventualité d’une mobilité en Guyane, remet en contexte Cédrine Scheidig. Celle-ci s’est concrétisée avec l’organisation d’une résidence de cinq semaines en février-mars 2023. Nous avons assez rapidement décidé que cette résidence devrait être menée à Cayenne : une partie de mon travail récent s’intéresse en effet aux espaces urbains caribéens et à la ville postcoloniale, avec notamment un travail en cours débuté à Fort-de-France en 2022, et que je souhaite poursuivre dans différentes villes de la Caraïbe contemporaine. » Travaillant à l’instinct, cette diplômée de l’ENSP d’Arles qui a déjà été présentée à la MEP, a exploré un territoire complexe qui lui a permis de découvrir « les nombreuses facettes indentitaires de cette population : créole, bushinengue, haïtienne, dominicaine, brésilienne, amérindienne, et d’autres encore. Le réel challenge a été d’aborder cet espace très fragmenté et de m’y positionner moi-même, analyse-t-elle. Une résidence qu’elle a « essayé de faire en partant de mes points de recherches et d’intérêt, en voyant ce que je pouvais retrouver ici, plutôt que de chercher à “dire” quelque chose sur un territoire qui était pour moi si abstrait et peu familier. » Son approche sensible se traduit dans une attention aux détails, aux gestes rituels, aux interstices et aux personnes dont elle nous livre des portraits avec une infinie douceur. Avec l’envie de donner « un sentiment de dignité, une représentation non intrusive et poétique, en marge du stéréotype et stigma racial, surtout pour les jeunes hommes racisés que je tends souvent à photographier », précise-t-elle. Ce nouveau volet de ce travail sur la Caraïbe devrait trouver sa place dans un premier livre photo, après une nouvelle résidence de recherche à la Fundazium Nairs, en Suisse, entre mars et mai 2024.
Jordan Beal, Nathyfa Michel et Cédrine Scheidig ont beaucoup appris au cours de leurs résidences, leur travail s’est diversifié et approfondi. Il nous tarde de découvrir la suite de leurs explorations, que nous ne manquerons pas de vous rapporter prochainement.