Rolling Paper #5 : les rêves éveillés de Francesco Merlini

25 septembre 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Rolling Paper #5 : les rêves éveillés de Francesco Merlini
© Francesco Merlini
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FrancescoMerlini
« Peut-être suis-je devenu photographe aussi parce que c’est le travail le plus proche de celui d’un explorateur qui découvre un endroit pour la première fois. »

C’est après une licence en design industriel à l’École Polytechnique de Milan que Francesco Merlini décide de se consacrer entièrement au 8e art. Né en 1986, il travaille principalement sur des projets personnels à long terme, en cherchant toujours un point de rencontre entre son expérience documentaire et son vif intérêt pour les métaphores et le symbolisme. Dans son dernier ouvrage, Better in the Dark than His Rider, le photographe dévoile un récit visuel à la fois intime et universel sur le processus d’endormissement, de l’éveil au sommeil. Publié en juillet 2023 par la maison d’édition Départ Pour l’Image, cet objet-livre est à découvrir lors de la 5e édition du festival Rolling Paper du 29 septembre au 1er octobre 2023 au BAL, à Paris. Entretien avec un artiste émérite, doté d’une philosophie créative authentique et onirique. 

Fisheye : Comment la photographie s’est-elle immiscée dans ta vie ? 

Francesco Merlini : Un jour, alors que j’étais adolescent, après avoir pris quelques photos avec un boîtier numérique, j’ai réalisé que je voulais en savoir plus sur ce médium. J’ai toujours aimé dessiner, découper et construire des choses avec mes mains, et à ce moment-là, j’ai compris que la photographie pouvait être l’excuse parfaite pour sortir de ma zone de confort et l’utiliser tel un outil pour trouver ma place dans le monde. Je n’étais pas intéressé par la beauté objective ou la réalité d’un paysage ou d’un visage. Je voulais atteindre une lecture amplifiée de la réalité, suggérer d’autres façons de voir la société et surtout rendre les gens curieux. La curiosité est tout pour moi, comme, par exemple, savoir comment une personne vit dans un coin oublié du globe. 

Peut-être suis-je devenu photographe aussi parce que c’est le travail le plus proche de celui d’un explorateur qui découvre un endroit pour la première fois. Même si je n’ai jamais été le premier humain à arriver quelque part, quand je voyage avec mon appareil, j’ai l’impression d’être la première personne à voir quelque chose, dans un état constant d’épiphanie que je veux partager dans mes images. Ces dernières années, j’ai travaillé sur des thèmes très différents, allant de sujets plus documentaires, comme le plus grand marché vaudou du monde à Lomé, à des narrations plus personnelles dont l’intention était de faire le point sur mon passé et d’utiliser le médium comme un outil pour comprendre un peu mieux qui je suis.

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Te considères-tu comme un photographe documentaire ?

Je me définis comme tel en raison des aspects éthiques qui découlent de ma formation en photojournalisme et de l’intérêt profond que je porte au matériau brut que la réalité m’offre. Même dans la photographie documentaire, l’auteurice doit être présent dans le cadre, il doit s’imposer  pour produire quelque chose qui touche réellement le public. Traiter un sujet en essayant d’être neutre est pour moi insidieux et stérile. Je tente toujours d’élargir mon regard et d’inclure des éléments invisibles, des symboles, des métaphores qui transforment une situation très spécifique en un archétype presque universel. Lors de la prise de vue, je m’efforce de ne pas ajouter trop d’éléments qui satureraient d’informations le·a spectateurice afin de laisser suffisamment d’espace à son esprit pour qu’il puisse remplir les trous avec ses sentiments et souvenirs personnels.

© Francesco Merlini
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 » Le livre contient beaucoup de photographies d’yeux, car les histoires, comme les rêves, germent dans les yeux de l’observateur et n’existent pas avant. »

Comment est né ton dernier livre Better In The Dark Than His Rider ?

Il est né d’une réflexion sur la nature des images et leur vocation nocturne. C’est à la fois une fable et un guide de survie pour l’image et sa matière animée. Il a une genèse assez particulière puisque le projet lui-même n’existerait pas sans le livre. Il y a quelque temps, Luca Reffo, Francesca Todde, de la maison d’édition Départ Pour l’Image, et moi-même, avons souhaité travailler ensemble sur un projet éditorial. Au lieu de faire un ouvrage sur une série déjà réalisée, nous avons commencé à chercher dans mes archives en concentrant notre attention sur les centaines d’images qui n’appartenaient à aucun corpus, des sortes de photos orphelines. Parfois très éloignés les uns des autres, les clichés remontent à plusieurs années, ils ont été pris sur quatre continents et révèlent peut-être le point de vue de quelqu’un qui, tel un somnambule guidé par des fantômes, cherche quelque chose qui ne porte pas de nom. 

Ce processus m’a intrigué, mais il m’a aussi inquiété. Cependant, lorsque nous avons commencé à analyser ces archives, nous avons vu qu’il y avait une histoire, et qu’elle était très claire. Pour nous, ces images s’articulent autour de la phase de transition entre l’éveil et le sommeil, en s’engageant dans l’hypnagogie – ces rêves lucides peu fréquents où notre cerveau rentre dans un état de semi-conscience. 

Quel a été le processus de création de cet ouvrage ? 

Lors du séquençage, nous avons défini une structure avec des étapes fondamentales. Le livre débute par des associations plus figuratives avec des représentations de nos organes de vision, jusqu’à ce que vienne le récit principal sur le rêve lucide. Puis, les dernières pages vous conduisent au rêve pur, là où vous lâchez tout contrôle. Des images très hétérogènes, un chaos apparent où les sujets et les sentiments de chaque photographie commencent à se toucher, donnant vie à de nouvelles narrations entre la réalité et l’imagerie, un pont entre les souvenirs et les futurs possibles. Le livre contient beaucoup de photographies d’yeux, car les histoires, comme les rêves, germent dans les yeux de l’observateur et n’existent pas avant. À l’instar, de l’image qui n’existe pas avant d’être capturée.

D’où provient le titre ? 

Il provient d’un manuel d’optique du 19e siècle qui dit « bien meilleur dans l’obscurité que son cavalier ». Il compare la vision nocturne, en l’occurrence, du cheval et celle de l’homme. Dans l’obscurité, un chevalier doit faire confiance à sa monture qui, en raison de l’anatomie de ses yeux, voit beaucoup mieux. Cette phrase nous parle de l’état d’abandon nécessaire pour accéder au monde des rêves, en lâchant les dernières cordes qui nous maintiennent connecté·es à la réalité. La planification est importante, travailler sur des projets avec précision est nécessaire pour un photographe, mais il y a un risque tangible que cette réflexion excessive tue l’émerveillement qu’on peut ressentir lorsqu’on prend des photos.

© Francesco Merlini
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« La couleur est très souvent ce qui accorde nos sentiments et crée l’atmosphère dans laquelle nous allons mettre en place notre récit. »
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Ton livre associe certaines images à des schémas scientifiques, quel est ton rapport au collage ? 

Pour être honnête, j’ai essayé à plusieurs reprises de me mettre au défi avec des collages, mais je me suis toujours retrouvée bloquée et dépassée par les possibilités infinies qu’offre ce médium. Un autre souci que j’ai remarqué est la difficulté de trouver un équilibre entre la qualité visuelle et le but de la narration sans tomber dans l’ornementalisme pur. L’utilisation du collage dans le livre a été réalisée avec les éditeurs après de nombreuses expériences, afin d’ajouter encore plus de complexité et d’imprévisibilité à l’ensemble du travail et de reproduire partiellement le chaos non linéaire, typique de l’activité onirique.

Les rêves ont-ils un impact sur ta vie ?

Plus que sur ma vie, les rêves ont toujours eu un fort impact sur mon esprit et sur ma façon de voir les choses. J’ai beaucoup réfléchi et fait des recherches sur la façon dont la réalité et les rêves sont liés et sur la façon dont notre esprit recueille, sélectionne et édite les fragments de la réalité qui sont affichés pendant le rêve. Je pense que ce mécanisme est très similaire au travail d’un photographe et, pour cette raison, les rêves auront toujours un impact sur moi et mon travail.

Sombres puis très lumineuses, les couleurs utilisées sont très éclectiques. Comment l’expliques-tu ? 

Dans une photographie, la couleur est un ingrédient clé qui est aussi important que le sujet lui-même. La couleur est très souvent ce qui accorde nos sentiments et crée l’atmosphère dans laquelle nous allons mettre en place notre récit. Parfois, je me rends compte que des couleurs très saturées ou une sous-exposition marquée sont nécessaires pour suggérer au spectateur mon histoire personnelle.

En ce qui concerne la corimétrie du livre, ses pages ne sont pas blanches : une palette de couleurs réfléchie, passant imperceptiblement du bleu au rouge, du violet au gris, englobe chaque image. L’éditeur, Luca Reffo, peintre et professeur de peinture, a un sens inné de la couleur. Il a passé cinq mois avec des échantillons de papier dans les mains pour voir comment ils communiqueraient avec chaque image. Sans sa sensibilité, il aurait été impossible d’arriver à ce résultat. La relation entre l’image et la couleur est si étroite que l’on pourrait même penser qu’elles ne pourraient pas exister l’une sans l’autre, et c’est exactement ce que nous voulions obtenir. Il ne s’agissait pas seulement de trouver le bon arrière-plan pour chaque image : il s’agissait de séquencer les couleurs comme nous séquençons les photographies.

As-tu une image préférée dans ce recueil ? 

Oui, je l’ai prise il y a quelques années à Tbilissi, en Géorgie, lorsque je travaillais sur un projet concernant les inondations qui ont frappé la ville en 2015. Je me promenais et à un carrefour, j’ai vu une vieille voiture soviétique. J’ai pris une photo à cause de sa forme carrée vintage. Plus tard, je l’ai vue sur mon ordinateur et j’ai remarqué qu’il y avait un impact de balle dans le pare-brise de la voiture. Un putain d’impact de balle. Juste en face de la tête du conducteur. 

Il arrive parfois que vous preniez une photo parce que quelque chose a attiré votre attention et que, lorsque vous voyez la photo que vous avez prise, vous découvriez des détails qui étaient invisibles ou peut-être simplement trop petits pour être vus pendant que le temps s’écoulait et que le monde bougeait. Un détail peut révéler une histoire, donnant alors une valeur complètement nouvelle et différente à la photo. Une nouvelle réalité émerge, des choses qui étaient invisibles deviennent tangibles et criantes pour les spectateurices.

Un dernier mot ?

J’aimerais terminer par une citation de Franz Kafka qui introduit le beau texte de Luca Reffo que vous pouvez lire dans le livre : « Endless tossing with eyes closed, exposed to any random glance ». 

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