Shelter : Alnis Stakle révèle un régime totalitaire à l’épreuve du temps

28 juin 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Shelter : Alnis Stakle révèle un régime totalitaire à l’épreuve du temps
Shelter © Alnis Stakle
Shelter © Alnis Stakle

Après avoir retrouvé une collection d’images d’archives datant de l’ère soviétique, le photographe letton Alnis Stakle s’est immergée dans les souvenirs monochromes et colorisés pour reconstruire une narration moderne. À travers ses hybridations visuelles, il donne à voir, dans Shelter, l’absurdité d’un régime totalitaire aussi paternaliste que menaçant, ainsi que l’impact d’une histoire qui ne cesse de se répéter. Entretien.

Fisheye : Comment en es-tu venu à la création visuelle ?

Alnis Stakle : Mes premières créations – que je considérais comme des œuvres d’art – ont été réalisées il y a plus de vingt ans. Si beaucoup de choses ont changé depuis, je réalise aujourd’hui que j’aime revenir sur ces premiers pas, retourner à mes idées initiales. Ma carrière a débuté grâce aux travaux réalisés en rephotographiant des archives de l’Union soviétique ou des captures d’écran de vieux films d’horreur, ainsi qu’en manipulant mes propres clichés. En tant qu’auteur, j’aime à la fois la dimension traditionnelle de la photographie conventionnelle et les images qui nous poussent à questionner la culture visuelle et ses significations en perpétuelle évolution.

Quand as-tu découvert et apprivoisé le médium ?

Mon intérêt est né de manière assez « naïve » : mes parents ont offert à l’adolescent perdu que j’étais un boîtier, et j’ai immédiatement adoré passer du temps à prendre des photos. Depuis mes onze/douze ans, le médium fait partie de mon quotidien. J’ai passé mon enfance dans une petite ville où il n’y avait ni galerie ni musée. Mes parents ne faisaient pas partie du monde de l’art, et je ne sais pas vraiment pourquoi je me suis dit que je pourrais pratiquer la photographie en tant que forme d’art.  Je suppose que j’avais dû trouver une certaine inspiration dans la bibliothèque de mes parents qui contenait des livres photo sur le paysage…

Shelter © Alnis Stakle

Qu’est-ce qui te plaît dans la photographie ?

Je suis persuadé que le médium possède une capacité presque inépuisable à se transformer et à s’adapter à différentes situations. Si les perceptions, les valeurs et l’expérience du public changent avec le temps, cela garantit qu’une même image ou une même approche d’un·e auteurice seront perçues à la fois comme un documentaire et comme une œuvre conceptuelle.

Mon approche repose sur des valeurs constantes et, avant tout, sur la conviction que la photographie est un chemin vers la conscience et la compréhension de soi par rapport au monde. Pour moi, le médium doit servir à la fois ma propre recherche auto-thérapeutique et à des notions plus collectives. Lorsque je développe une idée (ce qui prend généralement plusieurs années), je parviens toujours à l’illustrer grâce au langage photographique. Pour y parvenir, j’utilise à la fois la photographie conventionnelle et une variété de procédés qui ne sont que partiellement liés au 8e art.

Que signifie le titre de ta série, Shelter, et d’où proviennent les images qui la composent ?

Nous connaissons tous·tes la signification littérale du mot : un refuge qui nous abrite d’un quelconque danger. Mais il contient également une dimension ironique, un jeu avec les significations. Certaines images de la série Shelter sont issues d’instructions de défense civile soviétique – des boîtes contenant de grands tirages de photos argentiques. Depuis leur découverte dans une vieille usine désaffectée il y a environ vingt ans, je les ai conservées dans mes archives. Je ne savais pas trop quoi en faire, mais je les aimais beaucoup. Il s’agissait de clichés noirs et blancs et partiellement colorisés. La peinture se dégradait, et j’ai choisi de reprendre cette méthode comme base de mon projet. Il me semblait important de recodifier ces traces anciennes d’histoire grâce à la fragmentation et la couleur, pour leur donner une autre signification. Ainsi, elles illustrent l’histoire qui se répète sans cesse de manière littérale et métaphorique.

Shelter © Alnis Stakle
Shelter © Alnis Stakle

Qu’entends-tu par là ?

Je parle de la Russie qui a attaqué l’Ukraine en 2014 et de l’occupation de la Crimée. À titre personnel, je ressens une véritable répétition dans l’historique de l’occupation soviétique et je crois que, comme beaucoup de personnes issues des anciens territoires soviétiques, j’ai vu cela comme un signe géopolitique apocalyptique.

Et que représentaient ces images de défense civile ?

L’URSS entretenait constamment des rumeurs autour des menaces venant de l’Ouest, et encensait la nature pacifique des citoyens soviétiques. Les images de défense civile, que l’on trouvait dans les lieux publics, présentaient un double message : elles entretenaient la peur d’une menace extérieure tout en affirmant que le pays se souciait de ses habitant·es, leur fournissait des « règles comportementales » en cas d’attaque de l’OTAN. Il va sans dire que cette guerre, cette « X-hour », n’a jamais été déclenchée par l’Occident. Mais la menace a néanmoins été générée par une société qui a évolué pendant des années dans la peur et la menace. Vue sous cet angle, la notion de « refuge » se teinte de mysticisme et d’ironie : si la défense civile était censée être synonyme de sécurité, elle a au contraire maintenu une tension constante au sein de la société.

Peux-tu nous en dire plus sur cette tension ?

Oui, je pense qu’il est important de l’expliquer, parce qu’elle peut être difficile à appréhender, pour celles et ceux qui n’ont jamais connu l’URSS. Mes parents ont connu la Seconde Guerre mondiale et mes grands-parents ont survécu à plusieurs guerres. Tout le monde dans ma famille était au courant des déportations sous Staline, de l’occupation de la Lettonie, des personnes torturées dans les sous-sols du KGB, des prisonnier·es politiques, du fait que des voisin·es, des collègues peuvent vous dénoncer aux autorités à chaque instant – un événement menant à l’emprisonnement. Il y avait des sujets tabous – comme la guerre, la déportation, l’occupation – dont on parlait au sein du cercle familial, et même les enfants savaient qu’il ne fallait surtout pas en parler à qui que ce soit d’autre. J’ai donc rapidement compris à quel point la situation était anormale et perverse, que ce culte de la peur interne et externe nourrissait le régime.

Et selon toi, l’histoire se répète aujourd’hui…

En tant qu’artiste, je ressens le besoin de parler de cette expérience, puisque nous sommes en train de vivre le retour d’une Union soviétique « modifiée » en Russie. Malheureusement, les valeurs et croyances russes se sont aujourd’hui propagées dans de nombreuses zones. Et je ne parle pas seulement de l’Ukraine ! En Lettonie, son influence n’a pas bougé depuis l’effondrement du régime. La Russie réutilise d’anciennes idées et techniques de communication. Même les signes se répètent : on constate que ceux-ci sont repris et remis au goût du jour. Lorsque l’on s’y intéresse vraiment, tout cela devient menaçant, dérangeant. Dans ma pratique, je transforme ces signaux en leur apportant des nuances kitsch et grotesques. Je ne suis pas un journaliste ou un historien, cherchant à mettre en valeur des faits, je m’intéresse avant tout au potentiel esthétique de ces symboles du passé et à leur connexion aux valeurs contemporaines. J’essaie de constituer mon propre système de signification. Pourtant, il me paraît important de crypter cette narration d’une certaine manière. D’accepter qu’elle se perde ou qu’elle ne puisse pas être comprise.

Te considères-tu comme un artiste engagé ?

Pas vraiment. Je crois que je suis trop introverti, trop dans mon monde pour cela. Cette série est primordiale parce qu’elle m’aide à mieux comprendre ma famille, le passé et moi-même. Si quelqu’un trouve ma manière de voir les choses intéressante ou utile, tant mieux, mais je suis aussi prêt à accepter que personne n’y prête attention. Je ne crois pas que l’art ait la capacité de changer le monde, peu importe le moyen d’expression ou l’agressivité du message.

Explores-tu d’autres thèmes, alors, à travers ce travail ?

J’ai toujours été fasciné par la syntaxe du langage photographique. Les constellations de symboles provenant des images d’archives constituent un terrain intéressant de recherches artistiques et de lectures d’images.

Shelter © Alnis Stakle
Shelter © Alnis Stakle
Shelter © Alnis Stakle

Shelter © Alnis Stakle
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Shelter © Alnis Stakle
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