Souvenirs brodés au fil du temps

21 janvier 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Souvenirs brodés au fil du temps

Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité de la semaine. Dans sa série Time Spent That Might Otherwise Be Forgotten, Diane Meyer brode de nouveaux souvenirs à partir de ses propres clichés de famille. Une façon ingénieuse de tisser un lien pérenne avec cet héritage du passé.

Sur d’anciennes photographies argentiques, une petite fille blonde prend la pose aux côtés de ses parents ou de ses camarades de classe. Sur d’autres, elle s’amuse dans un jardin ou dans un salon. Tantôt en vacances ou à Disneyland, tantôt sous le sapin ou dans les bras de son père, elle semble heureuse. Seulement, son album de famille n’est pas comme les autres. Aujourd’hui enseignante à la Loyola Marymount University, Diane Meyer a bien grandi. Et elle a décidé de transformer ses clichés intimes en toiles vierges, prêtes à accueillir de nouveaux récits. Dans Time Spent That Might Otherwise Be Forgotten, l’artiste américaine a recouvert chacun des visages de broderies. Un titre évocateur qui fait également allusion aux longues heures qu’elle a passées à concevoir ses œuvres. Car c’est par ce procédé singulier qu’elle prolonge – ou renouvèle – le souvenir d’un instant révolu en le rendant universel.

Passionnée de photographie, Diane Meyer se plaît à associer le médium à d’autres disciplines pour sans cesse le réinventer. L’art contemporain dans lequel elle a baigné à New York, lors de ses études supérieures, l’attire. Une démarche également encouragée par l’université de Californie, où elle a achevé son cursus scolaire. Musées, galeries, arts décoratifs, sculptures, morceaux de tapis, échantillons de textiles et de papiers peints… Cette inspiration polymorphe lui permet de conjuguer son médium de prédilection au pluriel, mais également d’interroger les limites de son évolution, qui en modifie toute la conception. « De nos jours, prendre des photos est si simple que nous le faisons énormément. Pourtant, d’une certaine manière, nos clichés sont d’autant plus fragiles, explique-t-elle. Nous en avons tellement que nous ne les regardons jamais, et nous ne les imprimons plus non plus. Par conséquent, nous n’avons plus de connexion directe, matérielle avec le passé. »

© Diane Meyer

Une illusion numérique

C’est auprès de sa mère que Diane Meyer s’initie au point de croix. Pourtant, ce n’est pas la souvenance de ces moments tendres qui l’incite à utiliser cette technique plutôt qu’une autre. L’idée de combiner couture et 8e art n’est survenue qu’en 2011, indépendamment, dans une volonté de croiser les approches. Déjà, la précarité nouvelle des images la laissait pantoise. Quant aux carrés de fils, ils lui rappelaient ces pixels qui défigurent parfois nos souvenirs. « La numérisation a engendré des failles inédites. Les fichiers peuvent être corrompus, portent des noms aléatoires et se perdent souvent dans notre disque dur qui peut lâcher à tout moment. C’est intéressant de constater que nous avons plus de photographies que jamais, mais qu’elles ne sont plus considérées de la même façon, observe-t-elle. On les partage sur les réseaux sociaux avant qu’elles ne disparaissent à jamais, ou presque, dans notre fil d’actualité. »

Cette disparition de l’objet physique qu’elle regrette tant pousse alors Diane Meyer à entreprendre un voyage aux confins de la mémoire imparfaite. Les tirages papier sont pareils à un fil d’Ariane qu’elle déploie dans les méandres de ses réminiscences lacunaires. Le point de croix est un moyen de représenter cette faille. Celle du support dématérialisé, mais aussi celle du cerveau humain, altéré par l’inexorabilité d’un temps ravageur. Car au fil des ans, celui-ci nous fait défaut. Nous oublions certains noms, certains visages, certains moments de vie dont seuls ces albums parviennent à conserver la trace. L’auteure recompose ainsi une illusion numérique qui témoigne de ces manquements.

© Diane Meyer

L’oubli et la plasticité de nos mémoires

« Comme mes œuvres sont cousues à la main, elles ne sont pas parfaitement identiques »

, relève d’ailleurs Diane Meyer. Autrement dit, cette conception est à l’image des souvenirs qui différeront toujours d’une personne à l’autre. À ce propos, l’artiste se confie : « Une chose qui était assez étrange, avec les photos de famille, c’est que nous n’en avons pas beaucoup. Ma mère n’avait probablement qu’une seule pellicule dans son appareil pour l’année entière. Elle immortalisait l’anniversaire de quelqu’un, le premier jour d’école… Après le divorce de mes parents, je n’ai pas véritablement entretenu de relation avec mon père. Il n’était pas vraiment intéressé. Or, il y a environ cinq ans de cela, j’ai récupéré toutes ses photos. Et ce qui m’a étonnée, c’est que je n’avais jamais réalisé qu’il les avait. Même si c’était mon enfance, je ne me souvenais pas qu’il était là… Mais les clichés en sont pourtant la preuve. »

Aussi le temps qui passe fascine-t-il Diane Meyer. Car si les souvenirs de ces évènements familiaux sont une affaire de mémoire individuelle, ils en esquissent cependant une histoire collective, partagée par tous ses membres. C’est le présent qui réécrit ces instants décontextualisés, évanescents, et modifie notre manière de les appréhender. Dès lors, il devient impossible de raconter des récits précis, et tout un chacun peut y transposer ses propres fantaisies. Une opération que l’artiste facilite en universalisant les visages qu’elle dissimule. Cette absence nous encourage alors à nous pencher à notre tour sur ces notions d’oubli et de plasticité de nos mémoires. L’occasion de porter un regard tout autre sur nos proches et notre vie passée.

© Diane Meyer© Diane Meyer

© Diane Meyer

© Diane Meyer© Diane Meyer

© Diane Meyer

© Diane Meyer© Diane Meyer

© Diane Meyer

Explorez
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
© Carla Rossi
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
24 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Tracey Vessey, extrait du film Trouble Every day, film de Claire Denis, Paris, 2001 © Rezo Productions
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Pour ce nouveau 7 à 9 de Chanel au Jeu de Paume, la scénariste et réalisatrice Claire Denis était invitée à revenir sur ses racines, ses...
22 décembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
© Ashley Bourne
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, nous rendons hommage à Martin Parr, vous dévoilons des projets traversés par l’énergie d’une...
21 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Thomas Andrei
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Dans l’œil de Marilia Destot : mémoire entre ciel et mer
© Marilia Destot / Planches Contact Festival
Dans l’œil de Marilia Destot : mémoire entre ciel et mer
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Marilia Destot. Jusqu’au 4 janvier 2026, l’artiste expose ses Memoryscapes à Planches...
26 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Vuyo Mabheka : de brouillon et de rêve
Indlela de la série Popihuise, 2021 © Vuyo Makheba, Courtesy AFRONOVA GALLERY
Vuyo Mabheka : de brouillon et de rêve
Par le dessin et le collage, l'artiste sud-africain Vuyo Mabheka compose sa propre archive familiale qui transcrit une enfance solitaire...
25 décembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
© Carla Rossi
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
24 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Les avenirs vacants, Grand Prix du Jury © Victor Arsic
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Le Groupe AEF info a annoncé les lauréat·es de la première édition de son concours Trophées Photos Jeunes D’Avenirs. Six jeunes artistes...
23 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger