Photographe et écrivaine établie à Los Angeles, Kate Sterlin consigne des années de vie dans Still Life, un beau-livre paru en octobre aux éditions Anthology. Au fil des pages se découvrent une étude poétique et profonde autour de l’identité et de l’importance de s’ériger des repères.
La pandémie de Covid-19 semble désormais lointaine. Pourtant, les projets qu’elle a fait germer émergent encore tant elle nous a offert le temps de faire l’inventaire de nos expériences de vie, de nous livrer à une introspection parfois créatrice. « C’était une période très émotionnelle, de peur sans précédent. Cela m’a permis de m’ouvrir, car je n’avais jamais fait ces recherches jusque-là. Cela s’est fait de manière organique », témoigne ainsi Kate Sterlin, qui a profité des confinements pour s’adonner à un travail qu’elle souhaitait réaliser depuis longtemps. L’artiste américaine a tour à tour immortalisé ses enfants et son compagnon avant de se plonger dans ses archives argentiques afin de rassembler les réminiscences. Puis est venu le moment de poser des mots sur les clichés. « Il s’agit d’une exploration avec les deux médiums. Avec l’écriture, j’ai essayé de faire remonter les souvenirs à la surface et de les transformer en quelque chose qui n’est pas une blessure, mais une cicatrice, quelque chose que l’on peut partager. Avec les images aussi, je suis revenue en arrière et j’ai regardé qui j’étais à 15 ans, à 25 ans, à 35 ans… On se rend alors compte que l’on continue à se développer et que ces tirages résultent de ce que l’on a décidé d’imprimer. J’étais assez puriste dans ma façon de photographier, mais je n’ai jamais rien jeté. J’ai pu constater l’évolution des choses, de moi-même… », explique-t-elle.
Écrire et photographier pour se créer des repères
De ses itérations est né Still Life, un ouvrage paru ce mois-ci aux éditions Anthology. Au fil des pages se dessine un récit onirique, comme une plongée dans la mémoire de l’autrice. Les liens de parenté, les idylles, les amitiés et les tragédies se juxtaposent. La douceur de moments tendres se heurte à la réalité, parfois brutale. « Ce sont les deux faces d’une même pièce : l’intimité et l’amour, puis la perte. Je m’inquiète beaucoup, et l’inquiétude, c’est de savoir que l’on aime tellement quelque chose que l’on ne veut pas le perdre. Vouloir préserver quelque chose n’est d’ailleurs pas anodin », souligne Kate Sterlin. De fait, l’ensemble de ces monochromes donne à voir les complexités de l’identité métisse aux États-Unis et suggère les disparitions qui surviennent au cours d’une vie. « Mon père est noir et d’origine haïtienne, il a immigré aux États-Unis quand il était encore bébé, et ma mère est britannique. Mes parents sont nés dans les années 1940 et se sont épousés au début des années 1970, en Californie, soit peu de temps après que le mariage mixte a été légalisé. C’était une époque très différente et, en même temps, ce qui arrive est cyclique. On observe certains rétropédalages, ces derniers temps, dans les droits civils et raciaux, dans les droits des femmes, des personnes LGBTQIA+… », énumère-t-elle.
Dans sa jeunesse, Kate Sterlin n’a jamais eu l’occasion de s’ancrer quelque part. « J’ai toujours pensé que ma volonté de préserver les souvenirs et d’arrêter le temps était liée à la maladie de mon père, lorsque j’étais enfant, et ma réaction aux habitudes de déménagement obsessionnelles de ma mère : chaque année, partir, s’enfuir », confie-t-elle sur l’une des pages. De New York à Los Angeles, ses compositions retracent ses itinérances. Ses poèmes essaiment des éléments de contexte et reviennent sur les évènements qui ont bouleversé le cours de son existence. La photographie comme l’écriture lui ont ainsi permis de se créer des repères et de déployer, à terme, sa propre narration. « Je ne suis jamais restée assez longtemps au sein d’une même communauté pour raconter son histoire. Je suis un mélange de beaucoup de choses, et comprendre qui je suis, ce que je veux est le travail d’une vie, un processus de longue haleine, toujours en cours », assure-t-elle. Plus qu’un album personnel, Still Life s’impose parmi ces ouvrages qui, par leur profondeur, touchent à l’universel. Les émotions se révèlent avec pudeur et se distillent dans les esprits songeurs. « C’est à celui ou celle qui le parcourt de faire sa propre expérience », conclut l’artiste d’un sourire bienveillant.