Inspirée par le récit épique du Livre des Révélations, et par sa propre histoire, Ioanna Sakellaraki a suivi les traces de son père jusqu’à l’île grecque de Patmos. Elle signe, avec The Interval of Unreason, le portrait d’un territoire apocalyptique, habité par les monstres bibliques, et les manifestations de nos peurs les plus intimes.
Pour faire le deuil de son père, la photographe grecque Ioanna Sakellaraki, établie à Londres, s’était rendue il y a quelques années, dans son pays natal, cherchant à travers les croyances de son enfance, un réconfort incertain. Des rites et cultures qui invitèrent le métaphysique, la fiction dans sa réalité. Sur place, elle avait voyagé jusqu’à la péninsule de Magne, où les dernières communautés traditionnelles des pleureuses professionnelles habitent. Ces figures – le fil rouge de son récit – avaient alors guidé ses pas, l’aidant à accepter le décès et ses répercussions. Ce parcours sinueux, la photographe le relatait dans The truth is in the soil, une série intime, lancinante, peuplées de femmes voilées – à la fois silhouettes rassurantes et allégories de la mort. Le point d’orgue de son conte visuel ? Les images d’archives réalisées par son père, ornées par la broderie de sa mère. Et c’est ainsi que débute aussi The Interval of Unreason, la suite de ce premier projet : par un cliché datant de 1964, évoquant une idylle ancienne, au cœur de l’île de Patmos. Retraçant les pas de son père, l’artiste s’y rend pour la première fois en août 2020. Un séjour initial qui la pousse à prolonger son expérience, jusqu’à y résider durant la totalité du confinement.
« J’étais guidée par une curiosité excessive et une intuition naïve. Je voulais découvrir ce qu’abritaient les archives de mon père, et l’île en elle-même, tout en étant profondément inspirée par les prophéties du manuscrit grec du Livre des Révélations – dont la genèse se déroule sur l’île de Patmos. J’ai réalisé mes images en isolation complète, en cherchant à retranscrire la sensation de transcendance que j’ai ressentie face à l’énergie cinétique des paysages environnants », raconte Ioanna Sakellaraki. Écrit par Jean, un auteur judéo-chrétien, le dernier livre du Nouveau Testament s’impose comme un récit épique, croisant les genres littéraires – de l’épistolaire, à l’apocalyptique en passant par le prophétique. Sur l’île, Jean relate d’étranges et obscures visions, annonceuses d’une fin du monde imminente. « On y découvre par exemple un dragon à sept têtes, un serpent et la Bête. Ces apparitions précèdent la résurrection de Jésus Christ », explique la photographe. Inspirée par ces chimères cauchemardesques et l’énergie du territoire, celle-ci érige alors un univers brumeux, où les nuages orageux et les panoramas sauvages deviennent le décor d’une mystérieuse fiction. « Le territoire insulaire s’est imposé comme la topographie d’une histoire régie par le désir, la terreur et l’imaginaire, transformant les figures humaines des archives en personnages fugitifs », ajoute l’autrice.
Un espace où les souvenirs amnésiques sont enregistrés
Et, au cœur de cette apocalypse, Ioanna Sakellaraki interroge les notions de mémoire et de perte, ainsi que le rôle de la photographie, confrontée à ces sujets. « Je me suis intéressée à la manière dont le 8e art conjure des souvenirs qui appartiennent au fantastique, et non à une expérience vécue. À sa faculté de produire des images qui ne sont pas descriptives ou littéraires, mais qui intègrent et complètent la trame d’une histoire. La photographie parvient à rendre compte des tensions complexes pour produire une vision artistique du réel, une vision qui s’apparente souvent à une illusion », confie l’artiste. Dans The Interval of Unreason, le temps, et sa chronologie n’ont plus d’importance. Seule compte l’avancée impérieuse vers la fin de l’existence. Dissimulés dans des décors sombres, les personnages de l’épopée doivent transcender la temporalité pour espérer survivre. « En grec, le mot “Kairos” caractérise notre tendance à regrouper les perceptions du présent, les souvenirs du passé, et les attentes du futur. Mon travail réanime, d’une certaine manière, cette notion, en relation avec le concept de “fin”. Il s’agit d’un entre-deux, d’une échappatoire », précise la photographe.
Comment continuer à avancer, lorsqu’on sait la mort inéluctable ? Comment réagir face à des catastrophes apocalyptiques ? En ancrant son projet dans un univers fantaisiste, où nos craintes et nos doutes prennent la forme de monstres gigantesques, Ioanna Sakellaraki parvient à mettre en images la difficile acceptation de la mort, et de son inévitabilité. Du Livre des Révélations, elle emprunte une mythologie horrifique, une sensation d’urgence, un désir de fuir – autant de sentiments que l’Homme ressent suite à un traumatisme. Guidée par la mémoire de son père, dans les nimbes d’un territoire oscillant entre rêve et réel, elle invente alors une géographie dichotomique, et emprunte à l’apocalyptique pour mieux retranscrire les douleurs du présent. Au cœur de cet « espace où les souvenirs amnésiques sont enregistrés », elle capture et emprisonne le chagrin, prenant le temps de l’observer, de se l’approprier pour entamer, suite à cette « fin », un nouveau commencement. Avec sagesse, l’autrice dédie, ainsi, au territoire, un poème épique, et terriblement intime. « Dans un tourbillon de nuages, d’ombres de cieux étoilés et de vents impétueux, l’île devient un lieu ténébreux, où les fantômes de l’imagination, de la perte, et de l’élégie historique habitent une zone de transition, quelque part entre le sublime, le cosmique, et le solennel », conclut-elle.
© Ioanna Sakellaraki