Historien des chemins de fer et spécialiste du patrimoine ferroviaire et industriel, Arthur Mettetal présente Wagon-bar aux Rencontres d’Arles. L’exposition, à découvrir à la Croisière jusqu’au 29 septembre, retrace l’évolution de la restauration ferroviaire au travers d’images d’archives. Un livre du même nom, publié aux éditions Textuel, complète le propos.
Fisheye : D’où vous vient cet intérêt pour les chemins de fer ?
Arthur Mettetal : Je me suis d’abord intéressé à l’histoire des chemins de fer au travers d’un train en particulier : l’Orient-Express. Ma thèse de doctorat, conduite à l’EHESS, consistait à étudier l’histoire et le patrimoine qui lui sont attachés, tout en intégrant dans son histoire d’entreprise, celle qui l’a créé : la Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL). Dans le cadre de mes recherches, j’ai donc eu la chance de travailler à partir de leur fonds d’archives. Créée en 1876 par l’ingénieur belge Georges Nagelmackers, la CIWL est essentiellement connue pour l’exploitation de ses célèbres trains de luxe. Certains noms résonnent encore aujourd’hui : l’Orient-Express, le Train Bleu, l’Étoile du Nord, la Flèche d’Or…
Cependant, ces trains ne représentent que la partie la plus visible d’un éventail d’activités bien plus large. Autour des wagons-lits, c’est d’abord un système technique qui est mis en place. En plus de leur exploitation, il regroupe la construction, l’entretien et la maintenance du matériel roulant. En parallèle, la CIWL crée un système touristique international s’appuyant sur un appareil technico-commercial complexe, intégrant une grande variété d’offres : progressivement, elle ouvre des agences de voyages, construit et exploite des hôtels dans de nombreux pays et propose une gamme de prestations toujours plus importante.
Après la Seconde Guerre mondiale, la CIWL devient le principal prestataire de nombreuses compagnies ferroviaires nationales dont la SNCF, assurant la restauration à bord des trains ainsi que l’ensemble de la logistique associée. Elle développe ensuite ses activités dans les domaines de l’aérien, des autoroutes et de la restauration collective.
« Malgré l’intention commerciale et publicitaire de ces photographies, qui peut les rendre banales voire “de mauvais goût”, c’est en réalité une forme d’anthropologie qui se dessine en creux. »
L’exposition Wagon-bar s’articule autour de la restauration ferroviaire. Comment cette idée vous est-elle venue ?
À partir de ce riche fonds d’archives, une première exposition, baptisée Orient-Express & Cie. Entre histoire et mythologie, avait été présentée en 2021 dans le cadre des Rencontres d’Arles. Elle avait ensuite été adaptée en 2023 pour la Villa Médicis. En travaillant à nouveau à partir du fonds iconographique, je me suis intéressé à la thématique de la nourriture, activité centrale de la CIWL de ses origines aux années 1990. L’idée est d’abord partie de séries de photographies documentant la nourriture à bord de « trains tardifs », en particulier le Corail et le TGV. Si ces images sont intrinsèquement liées à l’univers ferroviaire, elles relèvent aussi de la « littérature gastronomique » au même titre que les livres de cuisine ou de recettes. Car c’est bien de nourriture qu’il s’agit, à la fois dans sa dimension vernaculaire intégrée à un art de vivre et en tant qu’objet esthétique.
Or malgré l’intention commerciale et publicitaire de ces photographies, qui peut les rendre banales voire « de mauvais goût », c’est en réalité une forme d’anthropologie qui se dessine en creux. Ainsi, les vues de croque-monsieur ou de « salades Corail » servis à bord des trains finissent par excéder l’objet qu’elles représentent. Pourtant peu appétissants, ces plats provoquent malgré tout instantanément un sentiment positif, presque régressif, teinté d’une nostalgie joyeuse. C’est à mon sens la force de ces images. Ce projet, pensé dès le départ avec les Rencontres de la Photographie, constitue selon moi un modèle de valorisation de fonds d’archives d’entreprises.
« Plus encore, ces photographies documentent leur temps. Elles ne sont pas de simples marqueurs de mutations successives : elles font les différentes époques tout autant qu’elles en témoignent. »
Comment ces images, à mi-chemin entre les photographies industrielles et publicitaires, ont-elles évolué au fil du temps ?
Comme d’autres entreprises avant elle, la CIWL a rapidement saisi l’intérêt de la photographie. Dès les années 1890, elle assure la promotion de ses différentes activités au travers de la production de nombreuses images. Durant l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale, le regard se déplace des usines et infrastructures de l’entreprise en direction de ses produits et de ses services : ses agences de voyages, son parc hôtelier, ses services ferroviaires font l’objet de nombreux reportages.
À partir des années 1950, ce déplacement coïncide avec le développement de la photographie publicitaire, qui participe à la production de très nombreux outils de communication. En tant que firme internationale, la CIWL fait produire un nombre considérable d’images promotionnelles montrant la diversité de ses activités. Il s’agit là de façonner une culture d’entreprise et une image de marque. Progressivement, les véritables passagères et les passagers, de même que le personnel laissent place à des actrices et des acteurs. Répondant à des codes précis, leur réalisation est en grande partie confiée à des photographes faisant des travaux de commande. Produites pour la CIWL et la SNCF, les images ont d’abord pour fonction de refléter la modernité au fil de prises de vues successives. Celles-ci illustrent la nouveauté perpétuelle, qu’elle soit industrielle et technique, organisationnelle, liée aux produits ou relative au personnel et à ses différentes missions.
224 pages
29 €
La restauration ferroviaire constituait-elle un véritable argument de vente pour les compagnies ?
L’introduction des voitures-restaurants, à partir des années 1880, constitue une véritable révolution. Avec elles, il est désormais possible de manger à bord, en roulant, et la promesse de la compagnie est de proposer un aussi bon repas que celui d’une bonne table parisienne. La nourriture proposée est donc bien un argument commercial. La « gastronomie embarquée » fait bien partie d’un luxe ferroviaire qui s’articule autour de la vitesse, la sécurité et le service. Autour des plats et du service, les Arts de la table sont eux aussi un argument de vente !
Quelle histoire souhaitiez-vous raconter à travers cette exposition ?
Ces images ont d’abord pour fonction d’incarner la modernité en mettant en scène la nouveauté, permanente. Elles dessinent ainsi non seulement une histoire du travail et de l’innovation, mais aussi une histoire esthétique – avec l’évolution du design – et culturelle. Plus encore, ces photographies documentent leur temps. Elles ne sont pas de simples marqueurs de mutations successives : elles font les différentes époques tout autant qu’elles en témoignent.
C’est aussi l’occasion de dévoiler les coulisses de la restauration ferroviaire embarquée et les femmes et les hommes de l’ombre… Les invisibles qui permettent à ce système de tenir. La logistique et l’organisation apparaissent en image et c’est assez vertigineux !