En septembre 2022, l’artiste américano-ukrainienne Yelena Yemchuk publie Odessa aux éditions GOST Books. Hommage amoureux à la ville ukrainienne, à son histoire et à ses habitant·es, cet ouvrage est une traversée de l’humanité, des souvenirs aux rêves, de la compassion à l’humour.
Yelena Yemchuk n’est pas elle-même originaire d’Odessa. Cette artiste visuelle a passé une partie de son enfance à Kiev avant de migrer à l’âge de 11 ans aux États-Unis, et visite la ville pour la première fois en 2003 – faute d’avoir pu y aller à l’époque soviétique. Enfant, cet endroit la fascine, tant pour sa réputation d’être un lieu libre que pour les mille contradictions qui semblent l’animer alors. Lieu d’acceptation, mais aussi de danger, de ruines et d’étrangeté, la ville cristallise les multiples métamorphoses d’un pays en pleine période de redéfinition de son identité. Elle y retourne entre 2013 et 2019, soit depuis que la guerre avec la Russie a été déclarée, et conçoit le présent livre photo. « Après mon premier voyage, j’y suis retournée sept fois. Je ne pouvais pas m’arrêter, je voulais être là tout le temps et prendre des photos. J’avais le sentiment instinctif qu’il fallait capturer la vie dans cette ville magique, et tenter de raconter l’histoire de cet endroit qui m’émerveillait tant », déclare-t-elle.
2022
22×30 cm
176 pages
60 €
Traversée contre l’oubli
Odessa, ce sont d’abord des jeunes filles et garçons qui fréquentent alors l’Académie militaire de la ville, âgé·es de 16 et 17 ans. On les découvre en uniforme, mais aussi dans des mises en scène où iels se dévoilent de manière surprenante, parfois même, iels se dénudent face à l’objectif. Car si tous·tes ces adolescent·es partiront bientôt combattre au front – dans un contexte d’invasion et d’annexion de la Crimée par la Russie – pour autant, iels ont grandi dans un contexte, ont un passé et un quotidien, qui n’est pas seulement fait d’exercices militaires et de discipline.
À mesure que l’on parcourt l’ouvrage, on découvre leurs visages, particulièrement expressifs, des costumes loufoques et décalés, des intérieurs d’appartement, des ruines, des recoins sombres et secrets de la ville. On se fait les témoins de rencontres très disparates, de situations lynchéennes. On côtoie un couple aux silhouettes opposées, un jeune qui porte une cicatrice à la Harry Potter… Le regard perspicace de Yelena Yemchuk témoigne d’un humour immense, qui dit quelque part : ici, tout est possible. Des allures de personnages de films des années 1970, ou même de figures sorties tout droit de tableaux – car Yelena Yemchuk, en plus d’être photographe, est réalisatrice de films et peintre. Il y a, en tout cas, dans cette ville qui inspire tant l’artiste, quelque chose qui a résisté au temps, et donc à la modernité. « La notion du temps est différente à Odessa. C’est une ville hors du temps », raconte-t-elle dans la préface d’Odessa.
Plus on se rapproche de la moitié de l’ouvrage, et plus les images baignent dans un clair-obscur prononcé. Au cours de notre traversée vient un moment où l’on ne voit de la ville que la grisaille, la dureté de ses façades, la solitude de ses résident·es. Mais c’était sans compter sur la joie de vivre et l’optimisme viscéraux de la photographe, qui clôt la dernière partie sur la fantaisie propre à la jeunesse odessite. Le livre de Yelena Yemchuk se révèle finalement proche du genre du conte, dépeignant une ville enchantée pourtant bien réelle. « Mon travail contient des éléments qui fonctionnent aussi bien dans cette réalité que dans un état plus onirique, et il est toujours important pour moi que mon travail conserve une part d’humour », exprime l’artiste. La ville, située au bord de la mer Noire, est devenue aujourd’hui un lieu essentiel transformé par la guerre. Yelena Yemchuk offre en contrepoint une vision personnelle et délicate de celle-ci, rendue avec des couleurs douces et l’impression d’un temps suspendu. Pour donner à voir une autre réalité, celle qui se noie sous la violence de la politique. Et peut-être, sauver ainsi Odessa de l’oubli.